Foule au déjeuner (ft Charlie)

Voilà deux semaines que j’avais déposé mes valises à Bowen et j’avais enfin fini ce matin de défaire mes valises et cartons, ce n’avait pas été une mince affaire. J’avais très peu dormi cette nuit, j’avais trop à penser ces derniers temps et en pleine nuit, je me suis dis que je ne pouvais vraiment plus voir en peintures mes cartons, qu’il était temps de finir ce déménagement. Mes voisins n’ont sûrement pas été ravis de m’entendre bouger à trois heures du matin mais c’était soit ça, soit je restais dans mon lit à penser à mon futur. C’était exactement ce que je ne souhaitais pas faire pour le moment, je voulais encore faire l’autruche quelques jours avant de prendre la grande décision. Pour m’occuper, j’avais d’ailleurs repris très rapidement le travail. Même si j’étais encore perdue dans les couloirs, je commençais doucement à prendre mes marques au sein des urgences.

Cette histoire de cartons à vider m’avait tout de même mise en retard ce matin. En effet, je n’avais pas vu le temps défiler et j’étais sortie de la douche en quatrième vitesse. Je n’avais pas pris le temps de petit-déjeuner, ce qui était régulier ces derniers temps au vu de mes nausées matinales. En revanche, il était actuellement l’heure de déjeuner et j’aurai pu manger un ours. Après avoir donner quelques instructions sur mes patients à mes nouvelles collègues, je m’étais dirigée vers le self. Je n’avais pas pris le temps de faire correctement les courses et je n’avais rien à manger dans mon réfrigérateur. Je notais dans un coin de ma tête qu’il allait peut-être falloir remédier à ses problèmes. Je ne pourrais pas me nourrir de pizzas jusqu’à la fin de ma vie, ni même de ma semaine si je voulais continuer à rentrer dans mes vêtements.

Une fois dans la file d’attente, je consulte mon téléphone et voit le nom d’Oliver s’affichait dessus.  Il m’indique juste que j’ai oublié quelques livres dans la bibliothèque de notre ancien appartement en commun. Voir son nom s’affichait m’a donné la nausée et m’a encore une fois mise face à mes problèmes. Je range mon smartphone avec un petit peu trop d’énergie dans ma poche avant d’avancer. Je me saisis d’un bagel au cream cheese ainsi que d’un petit paquet de chips et d’un cookie. Au dernier moment, je me prends également une salade. J’ai vraiment très faim ce midi. Une fois mes achats réglés, je me dirige vers les tables de libre et constate que je mange à l’heure de pointe aujourd’hui et qu’il n’y en a guère. Je scrute un peu la foule avant de voir une jeune femme seule à une table, au fond, presque au calme je dirai. Je décide d’aller à sa rencontre et lui demande d’une voix douce :

« - Bonjour, est-ce que je peux me joindre à vous ? C’est fou ce monde ce midi. »

Chose rare quand on connaissait la belle brune, Charlie était fatiguée. Elle qui transpirait toujours l'énergie – un peu trop, parfois – et la bonne humeur, elle se retrouvait à vouloir expédier cette journée et rentrer grimper dans son lit. Lors de ces premières semaines de l'année académique à l'hôpital, il y avait eu un tas de nouveaux internes à accueillir, à guider, des papiers à remplir, des preuves à faire pour qui superviserait quoi. Charlie en était déjà à sa quatrième année de résidence en chirurgie, et autant cette voie était le moteur de sa vie, autant elle se sentait lessivée en ce début de mois d'octobre. Aux yeux du monde, elle devait paraître dégager une forme normale, mais pour Charlie, boule de nerfs surexcitée en presque toute occasion, ça sortait de l'ordinaire. Il fallait dire qu'outre le travail, elle avait aussi rempli son été avec un tas d'activités et des tonnes de personnes à voir, elle qui ressentait dernièrement le besoin de s'entourer encore plus que d'habitude. Se distraire chaque minute de la journée, ne pas prendre le temps de se poser réellement, avaient été les directives qu'elle s'était mise inconsciemment. Et si ça lui avait fait du bien au moral, elle ne pouvait pas tenir ce rythme indéfiniment. C'était donc seule qu'elle s'était attablée dans un coin de la cafétéria, en tête-à-tête avec son lunch. Emilia ne travaillait pas aujourd'hui, Hugo était occupé aux urgences, et elle n'avait pas tellement cherché après des collègues – même si elle les aimait d'amour – pour l'accompagner durant sa pause. Triturant distraitement la paille de son smoothie, un sandwich garni à moitié entamé, ce fut un voix douce qui la tira de ses pensées vagues. « Oh, hello ! » lança-t-elle, tout sourire, en relevant la tête vers une blondinette aux airs avenants. « Bien sûr, j'ai des grosses fesses mais elles prennent pas tant de place. » accepta-t-elle sans hésitation, sa phrase ponctuée par ses yeux rieurs. Son interlocutrice portait l'uniforme propre aux infirmières, mais la jeune résidente ne la reconnut pas. Après, ils étaient énormément d'employés dans l'hôpital de Bowen, et si Charlie connaissait beaucoup de monde, elle ne pouvait pas prétendre reconnaître chaque personne du personnel, d'autant plus avec les arrivées et départs réguliers. « J'm'appelle Charlie, et toi ? » relança-t-elle, passant directement au tutoiement comme elle en avait l'habitude.

La jeune femme accepta que je m’installe et je posais donc mon plateau ainsi que mes fesses à cette table. J’ouvris immédiatement la salade et en mangea quelques morceaux avant d’écouter les paroles de la brune assise à mes côtés. Je ne voulais pas paraître rude ou impolie mais j’avais vraiment très faim et je souhaitais faire taire ce petit bruit incessant de mon estomac qui réclamait sa dose d’aliments.

J’appréciais que mon interlocutrice me tutoie immédiatement. Dans un premier temps, cela m’évitait de me sentir trop vieille d’un seul coup. Dans un second, cela enlevait la distance et ce sentiment un peu de hiérarchie entre nous. J’avais noté qu’elle ne portait pas la même tenue que moi, elle n’était donc pas infirmière. Au vu de son âge et de mon habitude à côtoyer les différents corps de métier médicaux, je dirai qu’elle devait être médecin ou en passe de le devenir, probablement interne. Je lui répondis donc avec un grand sourire, lui demandant par la même occasion son métier histoire d’alimenter ma curiosité.

« - Je m’appelle Ava, enchantée.  Tu fais quoi comme métier ? »

Je poursuivis mon repas tout en sachant que j’avais du temps aujourd’hui, chose rare à noter. Je croquais un bout de mon bagel, ne pouvant me retenir un petit bruit guttural alors que la nourriture me semblait bonne. Depuis le début de ma grossesse, je prenais un véritable plaisir à manger, lorsque je n’avais pas de nausées bien sûr. Les goûts me paraissaient différents. J’en avais déjà entendu parler mais j’étais très septique de cela. Après ce petit bruit, je gloussais discrètement avant de mettre une main devant ma bouche. Je ne trouvais pas cela très professionnel et je me raclais la gorge par la suite, essayant de me donner une certaine constance. Je me disais également que j’étais bien bruyante à manger alors que la jeune femme voulait sûrement manger dans le silence et seule. Je lui dis donc d’une voix assez compréhensive :  

« - Ne te sens pas obligée de me répondre, je ne le prendrai absolument pas mal si tu préfères manger en silence. Après tout, c’est moi qui empiète sur ton territoire. »

Sans se départir de son sourire qui dégageait cette habituelle chaleur solaire, la jeune chirurgienne regarda l'infirmière s'installer et entamer sa salade. Même fatiguée, Charlie était incapable de refuser une interaction sociale. Même quand elle se retirait, c'étaient les gens qui lui donnaient l'énergie qu'elle redistribuait partout autour d'elle, en bonne extravertie qu'elle était. « Je voulais postuler en tant qu'humoriste de haut niveau, mais apparemment on ne partage pas tous le même sens de l'humour. » répondit d'emblée la jolie brune, presque sur le ton de la confidence, mais son regard malicieux trahissait sans détours l'humour dont elle faisait preuve, et qu'elle venait de mentionner. « Du coup je me suis rabattue sur la chirurgie pédiatrique. » rigola-t-elle avec un air complice, révélant la vraie raison de sa présence dans cet hôpital. « Oh non t'inquiète donc pas, parler, ça fait partie de mes sports préférés. Et mi mesa es tu mesa. » reprit-elle après une gorgée de smoothie, dégageant cette aura bienveillante et espiègle qui était sienne. Elle termina sa réponse par un espagnol approximatif, référant à sa table plutôt qu'à sa maison. « Et toi t'es nouvelle dans ce petit paradis aux allures d'enfer ? S'il te plaît me dis pas que non, ça fait quatre ans que je fais ma résidence ici, j'aurais trop honte que tu me dises que t'es là depuis le début. » poursuivit-elle en détaillant l'infirmière aux yeux azur, ponctuant encore une fois ses mots d'une touche d'humour et d'un air un peu dramatique.

Alors que je m’installais tranquillement, je commençais immédiatement ma salade. J’avais une telle faim que mon ventre émit un petit gargouillis peu discret. J’espèrerais que ma voisine de table ne l’aurait pas entendu.

« - Dommage, je suis certaine que tu aurais fait fureur dans l’humour ! »

Je ne pus m’empêcher une petite pointe d’humour à cette jeune femme qui me semblait très sympathique. J’appréciais l’auto dérision, le sens de l’humour était primordial pour moi qui ne cessait de taquiner et de raconter des blagues, pas toujours drôles d’ailleurs, je m’en rendais bien compte. En écoutant la jeune femme, j’entendis également une phrase que je ne comprenais guère. J’ai toujours parlé anglais, australien même, depuis mon plus jeune âge. A une certaine époque, je me rappelle même avoir quelques soucis de compréhension par rapport à ma mère qui parlait un anglais très britannique malgré de nombreuses années passées à Melbourne. Je lui répondis alors très sérieusement dans un premier temps avant de lâcher un petit rire dans un second :

« - Je vais hocher la tête et faire comme si j’avais compris. »

Je continuais d’écouter ma voisine de table tout en mangeant mon déjeuner, mon temps de pause n’étant malheureusement pas à rallonge. Elle voulait se rassurer et que je lui dise que j’étais nouvelle, ce qui était le cas. Son explication me fit lâcher un petit rire. Nous sommes tellement nombreux dans un hôpital, surtout celui de Bowen, qu’il ne serait pas extraordinaire de découvrir de nouvelles personnes même après des années. Je me rappelle mon temps passé à l’hôpital de Melbourne où j’étais titulaire et où je croisais toujours de nouvelles têtes. C’était un énorme amas de personnes dans un même bâtiment. Je rassurais donc la jeune femme, avec un sourire comme bien souvent plein de bienveillance :

« - Oh non rassure toi, je suis arrivée il y a peu sur l’hôpital. »

« Oui hein ? Si même toi tu le vois… » acquiesça la brunette avec énergie, comme si elles parlaient vraiment sérieusement de sa future carrière dans le stand-up. Après une bouchée un peu plus enthousiaste dans son sandwich, comparé à quelques minutes plus tôt, Charlie éclata de rire à la réponse amusée d’Ava, concernant ses quelques mots en espagnol. « Si si, muy bien. » rajouta Charlie, exagérant un accès qu’elle ne gérait même pas si bien que ça. Ses grands yeux pétillants semblaient avoir repris vie depuis que la blonde était venue s’installer à sa table, même si ça n’effaçait pas les cernes sous son regard, ni ne lui prodiguait un bon massage aux muscles pour détendre tout son corps comme elle en rêvait. Mais elle semblait avoir repris un regain d’énergie, malgré la fatigue accumulée en ce début d’année. « Oufff. M’semblait bien. » commenta la jeune chirurgienne en exprimant pleinement son soulagement, portant une main à sa poitrine, avant de prendre la paille de son smoothie entre les dents. Même quand elle n’était pas au top de sa forme, elle dégageait toujours cette énergie joviale, un peu électrique, celle de la fille qui ne sait pas tenir en place et rester calme, et transforme plutôt sa vie en pièce de théâtre. « Et ça va, tu t’y plais ? Si t’as besoin de trucs et astuces, genre quelles sont les toilettes les plus tranquilles et isolées de l’hôpital, le dernier beaugosse ou bellegosse célibataire de l’étage, ou comment avoir un Snickers gratos au distributeur, hésite pas. J’m’y connais. » répliqua Charlie avec un clin d’œil appuyé pour ponctuer la fin de sa phrase, compris dans sa chape d’humour.

Je lui répondis avec mon plus grand sérieux alors que la réponse ne l'était pas franchement. Je n'avais clairement pas la tête à découvrir le beau gosse de l'hôpital. Bien que je savais par expérience qu'il y en avait toujours un. Cet homme qui plaisait à la majorité des femmes et qui le savait, qui en jouait pour obtenir souvent ce qu'il souhaitait. Oliver, mon ex compagnon, était plutôt l'opposé de ça. Militaire, il avait une carrure de joueur de football américain et un physique bien structuré. Néanmoins, il était d'une nature timide et n'allait que rarement vers les inconnus. Nous nous étions rencontrés lors de notre jeunesse, sympathisant rapidement puis nous mettant en couple dans la foulée, de manière naturelle. Je n'avais connu quasiment que lui et je n'avais pas encore envie de découvrir une autre personne, surtout vu mon état actuel.

"- Je dirai qu'actuellement c'est surtout le snickers gratuit qui m'intéresse ! Et savoir le muffin aux myrtilles de la cafétéria vaut le détour."

Je ne pouvais m'empêcher d'observer, la base de mon métier, en toute circonstance. Je voyais bien que la jeune femme a mes côtés était fatiguée. Malheureusement, les métiers du médical sont bien souvent très prenants, autant physiquement et mentalement, et quand la fatigue s'installe, il est dur de s'en séparer. Néanmoins, j'avais noté un certain changement dans son visage durant notre échange. Peut-être avait-elle besoin de se changer les idées, d'un peu de fraîcheur, me dis-je. Je continuai donc naturellement la conversation, choisissant d'apprendre à connaître un petit peu plus cette nouvelle collègue. Cela me permettait d'assouvir cette curiosité qui m'animait depuis toujours.

"- Et toi ? Tu es sur l'hôpital depuis longtemps ? Quel est ton emploi ? Attends, laisse-moi deviner !"

Je fronçai les sourcils, faisant mine de réfléchir, tout en l'observant plus attentivement de mes yeux marrons. Elle était encore jeune, plus que moi j'en étais quasiment sûre. Elle pouvait donc être médecin mais jeune médecin, j'aurai plus penché sur interne en médecine. Evidemment, elle pouvait être dans le milieu paramédical mais mon petit doigt penchait plutôt sur le milieu médical. Je choisissais d'écouter ce dernier et lui fis part de ma supposition.

"- Mon petit doigt me dit que tu es interne. A-t-il raison ?"