Le sang, ce n'est pas de l'eau ft. Marcus

Figée devant l'établissement, Mija serrait la bandoulière en daim de son sac du bout du pouce. Un geste répétitif qu'elle effectuait inconsciemment pour se rassurer. Elle était arrivée à Bowen depuis quelques semaines mais n'était encore jamais venue. Elle avait eu besoin de plus de courage qu'elle ne le pensait pour y venir et il lui fallait en rassembler à nouveau pour y entrer. Une légère brise fît danser le tissu blanc et léger de sa robe ample, les manches bouffantes s'agitant autour de ses poignets fins. Elle avait presque l'allure d'une figure de la Renaissance avec ses cheveux ondulés qui suivaient le mouvement du vent. Mija humidifia ses lèvres asséchées par le stress, se parlant intérieurement. « Tu risques quoi Mija ? Il ne sait même pas que tu existes. » Et si les choses se passaient mal, les choses resteraient ainsi. Seulement... Si les choses restaient ainsi, son arrivée à Bowen, son nouveau départ n'avaient plus aucun sens. Elle s'y était accrochée si fort pour tenir, pour continuer à se lever le matin et mettre un pied devant l'autre, qu'elle ne savait pas ce qu'elle ferait si tout tombait à l'eau. Plus rien n'aurait de sens... Alors qu'un passant manqua de lui rentrer dedans, il était vrai qu'elle était plantée au milieu du chemin depuis quelques minutes maintenant, son corps sembla comprendre le message. Presque contre sa volonté, elle avança et passa les portes du commerce. Elle n'était pas surprise par la décoration, elle avait fait du repérage sur internet mais remarqua des détails qu'aucune photo n'avait pris. L'ambiance était différente aussi, elle était finalement à peine palpable sur les clichés. Ses mains toujours serrées autour de la bandoulière de son sac, elle avança jusqu'au bar et se percha sur une des chaises qui s'y trouvaient. Ses yeux verts allaient et venaient sur les mouvements dans le bâtiment, cherchant une personne. La petite voix dans sa tête lui souffla « c'est ton frère que tu cherches Mija » et son rythme cardiaque s'accéléra. Elle sursauta presque lorsque quelqu'un vint se placer devant elle, derrière le bar, attendant au moins une salutation et peut-être une commande. « Bonjour. Hum... » Si elle avait envie de dire « c'est vous Marcus ? » elle se contenta d'un banal : « Vous proposez des boissons sans alcool ? » Mija ne se sentait pas à sa place, elle ne savait pas ce qu'elle faisait. Elle sentait juste son cœur plein d'espoir battre et espérait ne pas l’abîmer encore plus.

@Marcus O'Brian

Quand vous entriez au Elm Street vous étiez happé par l’ambiance tamisée, le bois sombre du comptoir d’inspiration des vieux pubs irlandais, les tabourets hauts avec leur revêtement vert sapin, les quelques tables dressées avec une petite bougie dont la flamme dansait joyeusement. La musique en fond sonore, toujours plus ou moins couverte par le bruit des conversations et le rire des habitués. Parfois le froissement du journal local que Marcus prenait soin d’acheter chaque matin et qui finissait sa journée fatigué sur un coin de bar. Il y avait ce parfum particulier aussi, mélange de décennies de tabagisme dans l’établissement que les murs avaient absorbé et bien que Marcus ait banni la cigarette depuis son arrivée, malgré le lessivage et les couches de peinture, on pouvait toujours la percevoir en fond. Il y avait aussi cette forte odeur de houblon et de rhum qui vous chatouillait les narines. Ce bar était une institution à Bowen, bien avant O’Brian, il avait, pour ainsi dire, toujours existé et Marcus était fier qu'il fonctionne toujours aussi bien. Le fait qu'il l’ait racheté, à seulement vingt huit ans à l'époque, avait apporté un vent de fraîcheur et de nouveauté, dépoussiéré ma clientèle et rendu ce lieu encore plus vivant. Quand on poussait la porte de l’établissement, on ne voyait que lui, cet homme tout en cheveux et en mouvements, le sourire toujours vissé aux lèvres, toujours un mot sympa, un brin volubile mais capable de se poser pour discuter avec vous et vous faire passer pour la personne la plus importantes pour lui. Il aimait les gens, Marc, il aimait leurs histoires, leurs anecdotes, il aimait autant écouter que faire la conversation. Quand cette jeune femme à l’allure un peu particulière débarqua, il ne put que la remarquer. Ce n'était pas que sa dégaine avec sa robe ample et son visage si singulier, c'était aussi son attitude, comme si elle s'excusait d'être entrée, comme si elle cherchait quelque chose tout en ignorant quoi. Elle tenait la bride de son sac comme s’il était l’objet le plus important au monde, ou plutôt une bouée de sauvetage à laquelle elle s’accrochait pour ne pas se noyer. Le barman l’observa s'installer du coin de l’œil tout en remplissant quelques pintes pour une table de gaillards bruyants. Il servit la tablée avant de repasser derrière son comptoir et de se poster devant la nouvelle venue. C’était assurément la première fois qu’elle venait ici et Marcus posait sur elle un regard certes curieux mais un sourire bienveillant. Bonjour ! Je peux t’aider ? Elle n'avait vraiment pas l’air à son aise, peut-être attendait elle quelqu'un qui lui avait donné rendez-vous ici, il ne voyait que ça, sinon pourquoi s'imposer la torture de s’installer quelque part où elle ne serait pas à l’aise ? Oui bien-sûr ! Boisson chaude ou froide ? J’ai ma petite spécialité, un cocktail à base de mangue dont je suis particulièrement fier ! Mais je ne t’en voudrais pas si tu veux un coca ou quelque chose de plus classique. Il essayait de la détendre, avec une approche amicale. Tu attends quelqu'un peut-être ?!

@Mija W. Eekman

Si Mija avait la certitude que venir dans cette ville, venir dans ce bar était la chose à faire, maintenant qu'elle y était, elle n'était plus certaine de rien. Elle fixa l'homme en face d'elle. Elle n'avait aucun moyen de savoir qu'il s'agissait bien de Marcus ou non et, pourtant, elle en était sûre. Elle retrouvait chez lui des traits familiers à son père. D'ailleurs, elle oublia complètement de lui répondre, elle était trop occupée à le détailler. Elle remarqua déjà son air chaleureux, plutôt normal pour un commerçant lui direz-vous. Elle se souvenait d'une époque où elle avait le sourire facile elle aussi mais cela lui semblait si lointain. Leurs sourires bien que différents avaient le point commun de prendre tout le bas de leurs visages, ils avaient tous les deux de grands sourires. Ce fût la seule vague ressemblance qu'elle se trouva avec lui, ils n'avaient pas le même nez, pas la même forme de visage. Ils avaient les yeux clairs tous les deux mais si ceux de Mija étaient verts, ceux de Marcus étaient bleus. À croire qu'ils n'avaient pas pris grand chose de leur père mais plutôt de leurs mères. Elle ne retrouvait même pas de tâches de rousseur chez lui... Mija était presque déçue qu'il n'y ait aucune ressemblance entre eux, parce qu'elle aurait voulu que cela soit une évidence. Elle aurait voulu que le sang dans leurs veines les lie d'une façon visible. Finalement, elle cligna des yeux plusieurs fois, réalisant le moment gênant qu'elle venait de leur faire vivre à le fixer de cette façon. « Désolée, tu me rappelles quelqu'un. » Ce n'était pas un mensonge, pas tout à fait. Elle s'amusa de sa proposition, avide de tout découvrir de lui, elle hocha la tête. « Je veux bien essayer ce fameux cocktail à la mangue. » Elle était certaine que son accent lorsqu'elle parlait anglais trahissait le fait qu'elle n'était pas du coin et que l'accent australien n'avait pas encore teinté la touche britannique dans sa maîtrise de la langue de Shakespeare. « Non je n'attends personne. » Elle regarda autour d'elle et constata que la majorité des personnes étaient accompagnées, était-ce un problème ? « Est-ce qu'il faut que je change de place si je reste seule ? » Elle lui lança un regard, prête à descendre de son siège, hésitant sur quoi lui dire. Mija était partagée entre tout lui dire, ne rien dire, semer des indices... Résignée, elle se contenta de dire l'évidence. « Je ne suis pas arrivée depuis longtemps, je prends encore mes marques. » Cela n'expliquait pas sa présence en ces lieux mais peut-être que lui penserait que c'était pour cette raison qu'elle était en face de lui, de l'autre côté du bar.

@Marcus O'Brian  

Irene avait souvent dit à son petit-fils qu’il ressemblait aux O’Brian, à sa maman. Marcus n’avait pu que la croire sur parole, puisqu’il n’avait jamais connu sa mère, seules quelques photos pouvaient témoigner de leur ressemblance et s’il avait fini par se convaincre que sa grand-mère avait raison, il ne pouvait s’empêcher de se demander si elle ne disait pas ça pour se convaincre elle-même, pour tenir éloigné le chagrin de la perte de sa fille. En vérité, il n’avait jamais rencontré son géniteur, jamais vu aucune photo de lui, ni d’aucun membre de sa famille de ce côté-là, alors il lui était difficile de se faire une idée. Ce qui était sûr, c’est que cette fille, là, qui venait d’entrer dans son bar, jamais il n’aurait pu imaginer qu’ils puissent avoir le même sang, tout semblait les opposer, alors Marcus l’accueillait avec la naïveté de celui qui ignorait encore que sa vie allait basculer. Il lui souriait chaleureusement, pour la mettre le plus à l’aise possible. Ce fut néanmoins cette fille qui le déstabilisa un peu en le dévisageant sans se priver. Elle sondait son regard, la moindre parcelle de son visage comme si elle cherchait à lire en lui. Et le pire c'est qu’elle semblait… déçue ? Elle s’excusa finalement en ajoutant qu’il lui rappelait quelqu’un, le barman esquissa un sourire amusé, il lui en fallait plus que ça pour se froisser. Pas un bon souvenir, visiblement ! Qu’il se permit de supposer. Il hocha la tête quand la jeune femme accepta son cocktail à la mangue. Tu ne vas pas être déçue ! Affirma-t-il en commençant à le préparer. Visiblement la question du brun la déstabilisa puisqu'elle balaya la salle d’un regard inquiet. Et sa question arracha un éclat de rire à Marc. Pas du tout, ce n’est pas un crime de venir seule. Je peux te tenir compagnie entre deux commandes si besoin. Ce n’était certes pas un crime, cependant le fait qu’elle soit seule et ait l’air si mal à l’aise attisait d’autant plus la curiosité du barman. Il déposa le cocktail face à la rousse et elle lui apprit qu’elle était nouvelle ici, ce qui ne fut pas une telle surprise. Peut-être que c’était ça, quand on arrivait seul dans une nouvelle ville, un nouveau pays même, s’il se référait à son accent, se forcer à sortir pour rencontrer des gens. Au fond, c’était quelque chose que Marcus ne connaissait pas, lui qui n’avait jamais quitté sa ville natale. Il prit une nouvelle commande, deux pintes de bière pour les deux hommes en bout de bar. Puis il revint à l’inconnue. Qu’est-ce qui t’amène dans notre belle Bowen ?! Pour Marcus, ce n’était pas de la curiosité mal placée, il cherchait juste à faire la conversation pour qu’elle se sente bienvenue en Australie.

@Mija W. Eekman