Bloody eyes ft. Leónel Orellana

Leónel ne pensait pas que les grandes écoles aient forcément quelque chose à voir avec la violence. Peut-être pour certains, mais il ne généraliserait pas, pas comme Manwë. Autrement, cela revenait à dire qu’une personne ayant une éducation moindre était incapable d’user des mots, était incapable de raisonner autrement qu’avec les poings et ça, c’était de les sous-estimer. Malgré sa bonne éducation, Leónel ne regardait personne de haut, et il savait que les gens n’ayant pas eu une longue éducation comme la sienne pouvaient être de bien meilleures personnes que lui quand même. La corrélation était peut-être là dans certains cas, mais pour beaucoup, ça n’avait rien à voir. « Ouais, c’est une défense qui se tient devant n’importe quel tribunal, ça. » Avait juste lâché le Chilien, pour qui cette raison n’excusait pas les faits. Manwë parla ensuite des gens qui chiaient dans leur froc rien qu’en le voyant, ce à quoi Leónel répondit qu’on ne récoltait que ce que l’on semait. Manwë était en accord là-dessus, au moins. C’est sûr qu’avec son allure, son attitude, Manwë n’avait pas le profil-type pour s’attirer de la bienveillance ou de la compassion. Sans doute que Leónel non plus, d’ailleurs, à force de se terrer dans son trou et de se victimiser.

Leur échange plus que particulier sembla tirer à sa fin lorsque tous les deux se levèrent. Manwë avait jeté des billets sur la table et Leónel les avait déclinés, non pas sans hésitation. Ce n’aurait pas été pour les filles, qu’il les aurait pris. C’aurait été pour vivre, un peu mieux, une journée entre parenthèses. Un rire sincèrement amusé s’échappa d’entre les lèvres du quadragénaire lorsque son interlocuteur évalua la quantité de billets, jugeant que ce n’était pas suffisant pour qu’une fille comme celles du fond du bar accepte de coucher avec lui. Il ne répliqua rien, le Chilien, et préféra prendre le chemin de la sortie. Il ne regarda pas derrière lui, ne vit pas Manwë ramasser l’argent et le suivre. Il y avait beaucoup de passants, à cette heure, le bruit de tous les pas pressés se mêlaient les uns autres. Ceux de Manwë n’atteignirent pas sa conscience, et de ce fait, Leónel n’eut aucune idée qu’il était suivi … jusqu’à ce qu’ils se rapprochent de l’espace caravaning, que les mouvements ambiants s’estompent, et qu’il ne reste que leurs pas à eux. Après deux minutes à se sentir talonné, même à bonne distance, le Chilien s’arrêta et tourna la tête. Manwë se tenait là, clope bien entamée à la main, la fumée s’en échappant vers le haut. « Sérieusement ? Ce n’était pas suffisant de me juger d’avoir tout perdu et de vivre dans une caravane, maintenant tu me suis pour voir toute l’ampleur des dégâts ? » Demanda Leónel, un peu ivre, pas mal agacé.

Ça n’avait été qu’une question de temps avant que “juste Leonnel” ne se rende compte de sa présence, qu’il s’en agace, qu’il explose. Manwë provoquait naturellement ce genre de réaction, il ne savait pas si l’ancien chirurgien serait d’humeur à se battre, mais cela pouvait s’arranger. Le luthier était toujours opérationnel pour une rixe, c’était comme un talent inné, son superpouvoir à lui, son don inutile. Inutile, car la violence n’amène à rien, parce qu’il n’en sort qu’abimé et davantage seul. Qu’est-ce que ça change maintenant ? Rien n’aura jamais autant de saveur que le jour où il avait réglé son compte à son géniteur, il ne retrouvera jamais cette adrénaline de tuer un homme, parce qu’il n’avait pas l’intention de recommencer. Il n’éprouvait pas de haine envers ce monde, envers des inconnus. Il pouvait réagir à chaud, faire très mal, mais cette rage… Cette obsession pour la mise à mort l’avait quitté avec le dernier souffle de celui qui l’avait tant fait souffrir.

L’agacement du Chilien le fit sourire malgré tout, ses paroles empreinte d’un tel égo… C’était le problème de tous ces dépressifs - selon Man’ - ils ont beaucoup trop d’estime pour ce qu’ils devraient être. Ils pensent que ce qu’ils ont n’est pas assez, qu’ils méritent mieux et ils dépriment de ne pas l’avoir. Man’ ne se rendait pas compte de ce qu’était la dépression, malgré sa pathétique vie, il s’en contentait fort bien. “ Oh oui ! Il me tarde de voir dans quel genre de carlingue, tu vis ! Un vieux mobile home avec option terrasse mitée ? Celle avec tous ces putains de carillons à vent peut-être ? Ou est-ce la roulotte de sorcière qui fait fuir tous les mômes ? Bien qu'un joli petit van à fleurs irait fabuleusement bien avec ton style... “ Il se payait royalement sa tête, c’était pour ainsi dire jouissif, son sourire railleur en disait long sur ce fait. Il tirait une dernière latte sur sa clope, il n’avait pas ralenti ses pas et arrivait à la hauteur du moustachu lorsqu’il balança son mégot au sol. “ Pète un coup, Magnum. J’habite là aussi. “ Finalement, c’était peut-être lui qui n’était pas d’humeur bagarreuse ce soir, après tout, ce gars-là lui avait tenu un peu compagnie, il avait déjà eut son lot pour la soirée. “ Sérieusement, mec ? Y’a vraiment des connards qui se réjouissent de te savoir au fond du trou ou t'es juste parano ? Parce que si c’est le cas… Ils mériteraient bien une leçon. Cette fois encore, c’est sûrement pas ton langage, hm ? Mais si tu change d’avis et que t’as besoin d’un coup de main, viens donc voir ton voisin préféré, on verra c’qu’on peut faire.. “ Il le dépasse pour continuer son chemin, lui donnant un léger coup d’épaule au passage, il aurait pu être plus frontal dans son geste, mais il n’avait pas eu vocation de faire mal, juste de bousculer sa conscience, rien de plus.

Se moquant ouvertement de lui, exagérant ses paroles, inventant un intérêt pour sa demeure, Manwë arborait un sourire railleur qui n’adoucit en rien Leónel, agacé par ce qu’il avait cru être une intrusion dans sa vie. Ce n’était pas le cas et pourtant, il ne s’en sentait pas calmé pour autant. C’était l’attitude de son ancien patient qui venait le chercher. Il n’avait pas l’habitude de ce genre de personnalité, alors qu’il en avait pourtant vu tout un tas, de personnes, au cours de sa vie. Et si au début de la soirée, sa présence pouvait au moins l’occuper, maintenant, il était forcé d’admettre qu’il en était un peu lassé. Il voulait juste rentrer chez lui et retrouver le silence, la paix extérieure - puisque la paix intérieure semblait difficile d’accès désormais. Il n’en demandait pourtant pas tant que ça, pour ce soir. Juste un peu de tranquillité. « Tu n'avais pas envie de le dire plus tôt ? Il fallait absolument que tu joues à ce petit jeu de me suivre de loin ? » Leónel lui avait bien glissé l’information concernant son logis. Maintenant, la réaction de Manwë à ce moment-là lui paraissait bien plus claire, mais évidemment le principal concerné avait gardé ce détail pour lui. L’ancien neurologue le regarda jeter son mégot par terre, l’écoutant silencieusement avec que Manwë ne le dépasse, lui donnant un léger coup d’épaule en passant à côté de lui. Leónel resta là un moment, figé, de dos à l’espace caravaning, avant de se retourner et de lancer à Manwë, qui était déjà un peu plus loin : « Quand tu vis accroché à l’État et que tu reçois des chèques à tous les mois, pour n’avoir rien fait de ta peau selon eux, je t’assure qu’il y en a, des connards, pour venir te rappeler que peu importe qui tu as été avant, peu importe ce qui s’est passé dans ta vie, tu n’es qu’un lâche, un profiteur. » Il marqua une courte pause, puis haussa les épaules. « Mais je n’ai pas besoin de ton aide, que ce soit un coup de main ou un coup de poing. »

Manwë n’avait pas répondu à la remarque de l’homme, il ne lui devait rien… Pourquoi lui aurait-il dit qu’il vivait aussi dans l’espace caravaning de la ville ? Aucune raison ne lui venait à l’esprit, il n’était en rien responsable des angoisses et paranoïas de son interlocuteur. Cela semblait arranger Leonel de croire le contraire, de tout mettre sur le dos du luthier. Man ne s’en défendait pas, comme il ne se défendait jamais lorsqu’on le traitait de monstre, lorsqu’on le qualifiait d’inhumain, il accumulait autour de lui toutes ces accusations pour tenir les gens loin de lui sans avoir le moindre effort à faire. Manwë le prenait sur lui, il y était habitué, depuis l’enfance… Parce qu’il était pauvre, que ses habits étaient minables, l’on se moquait de sa mère lorsqu’elle venait le chercher complètement droguée ou qu’elle oubliait carrément de venir chercher son fils et qu’il était obligé, une fois de plus, de quitter l’époque avec la famille O’Brian qui avait tenté de prendre soin de lui, de l’éloigner de toute cette merde. Ce n’était pas pour rien qu’il n’hésiterait pas une seconde à se jeter sous les roues d’un train pour sauver Marcus, Tommy ou la charmante Ella.

Il pivota néanmoins lorsque Leonel finit par lui répondre concernant les personnes qui pourraient se réjouir sincèrement de son malheur. “ Tu l’as dit mon vieux, ce sont des connards. “ Haters gonna hate. Il n’y avait rien de plus vrai en ce bas monde. “ Tu pourra jamais empêcher les gens de jaser, mais qu’est-ce que tu t’en branle ? “ Probablement lui plus que personne ne foutait bien de ce que l’on peut penser de lui, ce qui n’était pas le cas de tous. Water on duck's back.

“ Tu sais pas ce que tu rates ! “ dit-il en mimant à un uppercut avec un sourire, il en avait éclaté des mâchoires comme ça. Parfois, qu’on le veuille ou non, la violence est nécessaire. Le mal est parfois justifié. “ T’as le droit de rien faire de ta peau, c’est la tienne. “ Tout comme il avait eut le légitimité de ne rien faire sur cette foutue plage, il avait le droit d’être malheureux, d’en vouloir à la terre entière. L’important dans la vie, c’était finalement quoi ? Ne pas faire de mal à ceux qui ne le méritent pas, le reste, c’est de la survie. “ Et entre nous, l’argent public est bien mieux dépensé dans ta gamelle que dans leurs putains de sculptures sur les rond-points pour épater les touristes. Sans déconner… “ Il pestait tout en politesse (n’est-ce pas), reprenant sa direction initiale. “Le pognon ça rend pas intelligent, putain de merde. Ça mériterait un hold-up… Ça leur mettrait p’t’être du plomb dans la tête à ces bureaucrates de mon cul… “

Manwë avait cette facilité à se foutre de ce que les gens pensaient de lui. C’est ce que Leónel constatait de lui ce soir, en tout cas. À sa place, il aurait été incapable de supporter les regards haineux tournés vers lui. Il aurait été incapable d’être le nom sur toutes les lèvres, pour des nouvelles aussi terribles. S’il avait fait la une des journaux locaux pour un meurtre, plus jamais Leónel ne serait sorti de cette caravane dans laquelle il s’apprêtait à retourner se terrer pour les prochaines heures. Qu’est-ce qu’il en avait à branler ? Tout. Il en avait tout à branler, Leónel. Sachant que sa fierté s’était à ce jour basée sur sa réputation, sur ses réussites, sur sa famille, sur sa forme physique, sur le matériel et le superficiel, sur l’image qu’il renvoyait … Leónel se sentait affreusement honteux de la place dans laquelle il se trouvait. La place intérieure comme la place extérieure. « On n’est pas tous imperméables au jugement des autres comme toi. J’aimerais l’être un peu plus mais je ne suis pas comme ça. Je ne suis pas comme toi. » Et sans doute existait-il un juste milieu entre eux deux, un équilibre idéal, plus sain. Un rire jaune s’échappa d’entre les lèvres de l’ancien neurologue en voyant l’uppercut mimé par Manwë. Il détourna le regard, visiblement mal à l’aise, même face à une violence imaginaire. Il ne tourna à nouveau le regard vers lui que lorsqu’il parla de l’argent public. Il haussa les épaules. « Je les trouvais bien belles, avant, les sculptures sur les rond-points. » Il hocha doucement la tête. « Mais ça c’était avant. » Le Chilien n’irait pas jusqu’à dire que cela méritait un hold-up, mais il comprenait où Manwë voulait en venir. Il était plutôt d’accord, maintenant qu’il vivait l’envers du décor, le Upside Down de Bowen. Ça permettait au moins de revoir ses priorités. « Sur ces sages paroles, je vais te laisser retourner à ta caravane, et regagner la mienne. » Il ne savait pas trop où se situer par rapport à Manwë, ils semblaient sur la même longueur d’ondes sur les concepts mais pas sur la manière d’y répondre. Ils marchaient également sur une fine ligne entre la bonne entente et le conflit. Ces mixed feelings lui donnaient mal à la tête.

Il s’était contenté de sourire, avec un léger haussement d’épaule. Il ne s’en était pas toujours moqué, du jugement des autres. Il avait beaucoup souffert, lorsque l’on jugeait sa mère, sa famille, ce qu’il était. Se battre, il avait appris dès les premiers pas à l’école, avec les autres qui ne manquaient jamais l’occasion de se moquer de lui, de le malmener, jusqu’à ce qu’ils apprennent qu’il ne fallait pas trop le chercher. Entre devenir une terreur ou la victime de tous, il avait fait son choix. Leonel avait fait le sien, à priori. Il ne souhaitait à personne d’être comme lui, mais il ne pensait pas que le chilien soit plus heureux que lui, au contraire.

“ C'est parce que tu regardais ces saloperies de sculptures avec des yeux de mec beaucoup trop riche.” C’était pour ça qu’il avait pu trouver ça beau et non pas ressentir de la colère en les voyant. Bienvenue dans la vraie vie. “ Finalement, qui dans c’monde à vraiment des putain problèmes de vue ? “ Blague à part, il le pensait vraiment.

“ C’est ça, ouais, faudrait pas qu’on en arrive à se souhaiter bonne nuit, compte pas sur moi pour que j’vienne te border. “ Disait-il en continuant de s’éloigner, bon sang, quel spécimen ce Leonel, et c’était lui pensait ça ! Néanmoins, il aurait pu tomber sur plus pénible comme voisin, et qui sait ce que la vie réserve ? Des surprises, ça il le savait bien trop.