I wanna be yours - (igloo #9)

Ce concept était absolument génial. Reyansh adorait l’idée de rencontrer une personne pour ce qu’elle était, et non pas pour son image. Il était déjà plutôt du genre à se concentrer sur l’intérieur plutôt que sur l’extérieur, mais comme tout être humain, il pouvait être influencé par le physique quand même lorsqu’il était question d’amour. Alors à la question Is love truly blind ?, Reyansh répondait qu’il espérait que oui. Il voulait y croire, en tout cas. Le jeune trentenaire s’était habillé chic même si au fond on s’en foutait, ce n’était justement pas là-dessus qu’il fallait miser ce soir. Mais de manière générale Reyansh aimait bien enfiler de belles chemises alors s’il avait l’occasion d’en porter il le faisait. Il se rendit au château de glace à pied, se préparant sur le chemin à toutes les éventualités possibles pour ce soir. Il n’avait aucune idée de comment ça se déroulerait alors c’est avec surprise qu’il se fit passer un bandeau autour des yeux dès son arrivée. Il se laissa guider jusqu’à son igloo, dans lequel il pénétra par une toute petite porte, devant se pencher pour y rentrer. La personne qui l’accompagnait le laissa alors à lui-même, dans la noirceur. Il marcha à tâtons et devina une chaise lorsqu’il fut avancé vers ce qu’il pensa être le milieu de l’igloo. Il s’installa et, tout de suite, demanda : « Est-ce que je suis le premier, ou le deuxième arrivé ? » Un sourire s’installa sur ses lèvres alors que ses mains découvraient ce qu’il y avait devant lui. Une assiette, un verre, une coupe de vin, des ustensiles, il laissait son toucher faire naître des images dans sa tête.

Je m'étais inscrit à cette soirée sur un coup de tête après avoir discuté de nos projets de la Saint Valentin avec des collègues autour d'un déjeuner. Pour une fois, j'avais quitté assez tôt mon bureau et je m'étais rendue vers le restaurant où se tiendrait la soirée. Après avoir poussé la porte, on m'accueillit avec un bandeau et on me couvrit les yeux avec. Rendue aveugle, j'étais contrainte de faire confiance à la personne qui me guidait et j'avais du mal à lâcher prise. Je m'étais difficilement laissé guider jusqu'à ma table et on m'avait laissé là, dans le noir.

A tâtons, j'avais trouvé la table et une chaise. J'avais identifié les composants de la table en essayant de ne rien casser, un vrai challenge. Comme toujours, j'étais tirée à quatre épingles avec une robe noire cintrée et une paire d'escarpins. Par habitude, je tapotai ma robe pour enlever une éventuelle poussière. Je me rendis compte du comique de la situation et lâchait un petit rire, me moquant de moi-même. Personne ne verrait ma tenue et encore mois si j'étais sale. Je fus interrompu dans mes pensées par des bruits et j'identifiais notamment la porte et quelques pas. Pour une fois, je ne trouvais pas les mots, à croire que l'obscurité m'enlevait d'autres sens. Je laissais donc l'autre personne commençait la conversation assez simplement. Je m'éclaircis la gorge avant de lui répondre :

"- Le deuxième."

Nerveuse de perdre le contrôle, je jouais avec mes mains, moites. Après un soupir, je me rendis compte que j'étais ridicule. Perdre la vue ne me faisait pas perdre ma voix, je pris donc la parole, choisissant de rompre le silence et de commencer les présentations :

"- Je ne m'attendais pas vraiment à ça je dois dire mais puisqu'on est là...Je m'appelle Joséphine et vous ?"

Avant les mots, un petit éclaircissement de la gorge fit deviner à Reyansh qu’il était le deuxième. Il avait eu la réponse à sa question avant même que sa partenaire pour la soirée ne lui donne la vérité. Il esquissa un sourire. « J’espère que je ne vous ai pas fait patienter trop longtemps dans le noir comme ça. » Au moins ça lui avait laissé le temps de s’habituer, un peu peut-être, à l’obscurité. Ses propres yeux étaient encore en train de s’adapter, même si le bandeau sur les yeux avait permis une douce transition, c’était quand même franchement déconcertant d’avoir les yeux grands ouverts et de ne rien voir du tout. La jeune femme se présenta et cela confirma donc au trentenaire qu’il ne connaissait pas la personne face à lui. Il ne connaissait aucune femme à Bowen, de près ou de loin, qui se prénommait Joséphine. Il s’autorisa donc à son tour à révéler sa véritable identité, puisque même ce nom ne donnerait aucun indice sur la personne - à part, sûrement, des origines étrangères. « Je m’appelle Reyansh. » Il décida de rebondir sur les paroles de la jeune femme, curieux de savoir ce qui se cachait dans sa tête. « À quoi vous vous attendiez, du coup ? » Demanda-t-il doucement, intéressé. De son côté, Reyansh s’était attendu à tout et à rien en même temps, c’était tellement nouveau et unique comme expérience, difficile de se faire des attentes ou une idée de ce qui les attendait. Ce qu’il savait c’est que ça lui correspondait totalement, ce genre de démarche, et il espérait que Joséphine arrivait face à lui avec la même ouverture et la même curiosité de l’autre.

J'écoutais cette voix et attendais d'en apprendre un peu plus sur mon interlocuteur. J'espérais de tout coeur ne pas le connaître. Je ne souhaitais pas passer la soirée en compagnie d'un homme que j'avais déjà rencontré ou pire que je connaissais personnellement. J'aurai été très mal à l'aise. Tomber sur Tommy m'avait traversé l'esprit et j'avais failli faire demi tour avant même d'arriver au restaurant. Finalement, j'avais estimé le pourcentage négligeable et j'étais rentrée. A l'écoute de son prénom, je sentis mes épaules se détendre un petit peu malgré une certaine tension toujours présente, probablement due à cette pénombre. Un prénom pour le moins peu commun qui aurait marqué mon esprit si j'avais déjà croisé la route de cet inconnu.

"-Non, je viens d'arriver...Enfin, c'est l'impression que j'en ai puisque je ne peux pas voir ma montre. Enchantée Reyansh, un prénom peu courant mais très joli. C'est de quelle nationalité ? Si je peux me permettre bien sûr."

Je me rendais bien compte que la première partie de ma phrase était ridicule et je ne pouvais m'empêcher de nouveau un petit rire. Evidemment que je ne pouvais voir la montre à mon poignet puisque nous étions plongés dans la pénombre le temps du repas. Je repris rapidement la conversation tout en répondant à sa question :

"- Disons que je pensais faire une diner simple, assez chill, sans grande prise de tête et pouvoir découvrir d'autre personne. Je ne pensais cependant pas devoir le faire dans le noir. Et vous, quelles étaient vos attentes pour ce soir ?"

Voilà quelques années que la Saint Valentin ne voulait pas dire grand chose à mes yeux. Je n'avais jamais prêté une attention particulière à cette fête, même mariée, mais j'avais envie de sortir ce soir. Je n'avais pas franchement envie de me retrouver une nouvelle fois seule chez moi avec un repas préparé par le traiteur du coin ainsi qu'un petit verre de vin probablement rouge. Passer la soirée dans le noir avec un inconnu était donc plus palpitant dans ma vie de célibataire divorcée endurcie.

Lorsque Joséphine lui affirma qu’elle n’attendait pas depuis longtemps, à sa connaissance du moins puisqu’elle n’avait aucun repère temporel, Reyansh sourit dans le noir. « C’est là qu’on se dit que ce n’était pas si bête, la mode des montres dont les aiguilles sont fluorescentes dans le noir. » C’aurait pu être pratique pour un moment comme celui-ci, quoique Reyansh souhaitait ne pas trouver le temps long au point de vouloir consulter sa montre à tout bout de champ. Jusqu’à maintenant son interlocutrice semblait avoir de la conversation, ce qui annonçait plus d’échanges que de silence. « Merci. C’est d’origine indienne. Je suis né et j’ai grandi là-bas, je ne suis en Australie que depuis dix ans. » Que depuis, c’était relatif, c’était quand même le tiers de sa vie, environ. L’Inde lui manquait parfois, c’est sûr, sa famille surtout. Cependant, il avait su bien s’entourer à Bowen et ne pouvait se plaindre d’une quelconque solitude. Au contraire, habitant dans une communauté intentionnelle, il était rarement seul. « Et votre prénom, il sonne un peu français, je me trompe ? » En tout cas il avait l’impression d’avoir davantage croisé ce prénom dans la littérature française. À propos de ce que Joséphine avait dit un peu plus tôt, à propos de ses attentes, Reyansh la relança. Il écouta attentivement sa réponse, se demandant à son tour quelles étaient ses propres attentes, afin de répondre à sa partenaire de la soirée. Avant tout, il la nargua : « Je vois que vous êtes donc du genre à ne pas lire toutes les informations d’un formulaire d’inscription. » Il rit. Il était bien sûr spécifié que les rendez-vous se déroulaient dans le noir. « J’ai à peu près les mêmes attentes que vous. Je n’ai jamais été du genre à me prendre la tête avec quoi que ce soit, alors pour ce soir, je me suis dit … que je laisserais ça couler tout naturellement. Le hasard fait plutôt bien les choses pour moi, généralement. » Il avait le pressentiment, d’ailleurs, que cette fois ne ferait pas exception.

"- Effectivement, cette mode est peut-être à ré-envisager."

J'émis un petit rire en entendant sa réflexion sur la mode des montres. Avoir des aiguilles fluorescentes pourrait être utile dans ce genre de situation effectivement. Néanmoins, je ne ressentais pas franchement le besoin de jeter un coup d'oeil à l'heure. J'étais plutôt détendue sur ce point là ce soir.

J'écoutais avec attention l'explication et la provenance de ce prénom pour le moins original. L'Inde était un pays qui me fascinait, j'avais eu l'occasion de m'y rendre à deux reprises et j'étais émerveillée par l'architecture, les couleurs mais surtout l'accueil que j'avais reçu. Il s'intéressait ensuite à l'origine de mon propre prénom et fis l'erreur habituelle. Mon prénom était certes français mais j'avais plutôt du sang polonais qui coulait dans mes veines. On pouvait également le voir à mon teint plutôt pâle pour une australienne. On l'entendant également parfois lorsque je m'énervais. Plutôt que de me faire comprendre par tous, je préférais m'exprimer en polonais, en lançant principalement des injures. Ainsi, je restais plus respectueuse en un sens. Je lui fis donc part à mon tour de mes origines, me dévoilant tranquillement à cet inconnu :

"- Bien tenté mais non, je suis australienne de mon père et polonaise de ma mère. En revanche, elle a découvert ce prénom durant un voyage en France et en est tombée amoureuse."

J'émis de nouveau un rire, j'étais démasquée concernant l'organisation de cette soirée. M'étant inscrite sur un coup de tête, je n'avais pas pris le temps de lire la description de la soirée. Il ne valait finalement peut-être mieux pas d'ailleurs. Je doute que je me serais inscrite si j'avais eu notion de cette soirée à l'aveugle. Mes collègues me l'ont probablement caché volontairement, elles me connaissent depuis le temps que nous travaillons ensemble. Je pris alors une voix faussement innocente :

"- Touchée. Je dois vous avouer que je n'avais pas franchement prévue d'être là ce soir. Ce sont mes collègues qui m'ont convaincue et elles ont oublié quelques détails apparemment. J'espère que ça sera ma seule surprise pour ce soir."

Je fus ravie d'entendre que Reyansh avait les mêmes attentes que moi sur la déroulée de notre repas et de cette soirée de Saint Valentin. Elle s'annonçait sous de bonnes augures.

Ramener une mode rien que pour le bon fonctionnement d’une soirée qui n’arriverait plus jamais dans une vie - sans doute -, c’était plutôt abusé, mais ça les faisait sourire et c’était l’important. Reyansh n’avait personnellement jamais été l’heureux propriétaire de ce genre de montre mais ça ne l’avait pas empêché de jalouser certains amis à la petite école. Parlant de cette époque-là, de son enfance, le jeune homme expliqua à Joséphine l’origine de son prénom, le pays où il avait grandi. À son tour, Reyansh désira en savoir un peu plus sur la provenance du prénom de sa partenaire de la soirée, et il tenta même de deviner par lui-même. Un échec. « Ah, voilà l’explication … Mais c’est un beau mélange d’origines cela dit. Est-ce que vous êtes née ici ? Vous parlez un peu le polonais? » S’intéressa Reyansh qui enchaînait les questions, curieux. Il était plus curieux qu’elle sur un autre point, d’ailleurs : lui avait lu les informations sur cette soirée dans son entièreté, ce qui faisait en sorte qu’il était au courant depuis belle lurette que ce rendez-vous se déroulerait dans le noir complet. Pour Joséphine, c’était une surprise. Ce devait être plutôt déstabilisant, oui, quand on ne s’y attend pas ! « Oh, les collègues, c’est vrai !? » Il rit. « Clairement elles ont fait exprès de ne pas vous le dire. Mais un peu d’imprévu, de temps en temps, c’est bien, non ? » Sa réponse lui permettrait aussi de prendre le pouls sur le genre de personne qu’elle était. Reyansh adorait découvrir et vivre de nouvelles expériences, quelles qu’elles soient. Il était assez aventurier de ce côté-là. Il commençait à se douter que ce n’était pas trop le genre de Joséphine en revanche, puisqu’elle espérait d’ailleurs qu’il s’agirait de sa seule surprise pour ce soir. « Par contre j’espère bien que vous aurez d’autres surprises pour la soirée … elles n’ont pas besoin d’être négatives. » Il espérait, au fond de lui, être une agréable surprise pour la jeune femme en face de lui. Ce serait dommage que cette expérience n’aboutisse à aucune connexion particulière. Quelqu’un entra finalement dans l’igloo, pour leur proposer de choisir leur repas. Il y avait trois choix, l’un végétarien, l’autre avec de la volaille, et le troisième était le plat mystère. « Je vais y aller pour le choix mystère. Autant déboussoler mes sens jusqu’au bout. » Avait répondu Reyansh quand le serveur s’était adressé à lui.

"- Je suis née et j'ai grandi à Bowen. J'ai eu l'occasion de me rendre de temps en temps en Pologne pour visiter ma famille maternelle mais je n'y vais plus aussi souvent malheureusement...Et vous, vous allez de temps en temps en Inde ? Je parle effectivement un petit peu polonais mais j'espère sincèrement pour vous que vous ne l'entendrez pas...Ma langue maternelle ressort principalement quand je suis énervée et je ne lance pas que des mots doux."

Je donnais quelques informations sur la manière dont j'ai grandi entre Bowen et la Pologne, et plus précisément Cracovie. Bien que j'aimais ce pays, je n'aurais pas pu m'habituer au climat bien trop glacial à mon goût. Je préférais largement l'Australie de ce point de vue là. Je regrettais néanmoins de ne plus me rendre dans mon pays maternel, je n'y avais pas mis les pieds après le décès de ma fille, Amélia. C'était trop dur pour moi d'affronter le regard de ma grand-mère. Je pouvais encore voir la pitié qu'elle avait pour moi lorsque je me suis réveillée dans mon coma. Je n'arrivais plus à voir ce regard, c'était comme une gifle à chaque fois. Je poursuivais donc mes questions, curieuse d'en apprendre plus sur l'homme avec qui j'allais passer cette soirée particulière. Il avait de la conversation et elle se faisait très facilement ce qui était agréable et un bon point pour lui. Je lâchai un petit rire quand il parla de mes collègues et repris cette conversation plus légère que mes pensées :

"- Elles ont clairement fait exprès ! Elles me le payeront, je peux vous le dire. "

Je n'envisageais évidemment pas une grande vengeance mais plutôt qu'elles me paient un verre dans un bar quand je leur ferais le débriefing de cette soirée. Je savais, par expérience, qu'elles attendraient un compte-rendu détaillé, que je leur fournirai bien sûr, de cette soirée et de la personne qui m'accompagnait. Depuis quelques semaines, elles travaillaient d'arrache pied pour me faire sortir, me faire rencontrer de nouvelles personnes. Elles estimaient que j'avais assez broyé du noir et qu'il était temps pour moi de sortir de ma taverne. Elles n'avaient, certes, probablement pas tord et ça partait d'une bonne intention, j'en étais sûre, mais je n'avais pas encore le besoin urgent de sortir. Je me contentais de mon métro-boulot-dodo pour le moment, sans oublier le petit after-work régulier avec les filles bien sûr. Alors que j'allais répondre à ses propos concernant les surprises, nous fûmes interrompus par le serveur qui venait prendre notre commande. Je fus ravie d'entendre qu'il proposait un menu végétarien ce qui était de plus en plus fréquent dans les restaurants de nos jours. Je notai que mon interlocuteur voulait vraiment des surprises pour ce soir avec ce menu mystère. Je rebondis donc à sa commande, tout en lui répondant, et en passant ma commande :

"- Les surprises peuvent parfois être très bonnes effectivement. Néanmoins, je vais rester sur le menu végétarien s'il vous plait."

Dans le noir, Reyansh hochait la tête à chaque information délivrée par Joséphine. Il enregistrait le tout, stockant dans sa mémoire ces bribes de sa personne, dressant le portrait de la jeune femme dans sa tête, un portrait immatériel et d’autant plus beau. Ce pourrait être une idée de peinture, d’ailleurs. Il conserva cette idée, dans un coin de son esprit. « Qu’est-ce qui vous en empêche, maintenant, d’y retourner plus régulièrement ? » Ce pourrait être des raisons financières, des contraintes de temps, des relations qui s’effritent. Reyansh posait toutes les questions qui lui passaient par la tête, parce que sans autre repère, ce n’était que dans le silence ou dans les réponses qu’il pouvait saisir l’essence de Joséphine. « Dépendamment de mes obligations ici, j’y retourne soit pendant presque deux mois complets à la fin de l’année, de la mi-novembre à début janvier, soit j’y vais en deux temps, une fois à la fin novembre et une fois à la fin décembre, mais … j’aime moins cette formule, considérant le déplacement et les frais en double, en si peu de temps. » Il sourit. « Je fête le chhath puja avec ma famille en novembre, et pour l’instant je n’ai raté quasiment aucun des Sunburn Festival à la fin de l’année, sauf le premier, j’avais seize ans et ma mère ne m’avait pas laissé y aller, c’était trop loin de la maison. » Expliqua-t-il avec légèreté, un sourire dans la voix. « Oh ! Je serais presque tenté de vous énerver rien que pour entendre quelques mots polonais, mais … non, je vais tâcher de conserver cette bonne entente. » Dit-il, ponctuant l’affirmation d’un doux rire. La conversation coulait naturellement, tous les deux révélant généreusement des détails sur leurs vies. Reyansh appréciait déjà énormément cette expérience hors du commun. Il se contenta de rire alors que Joséphine planifiait sa vengeance envers ses collègues. Qui sait, elles lui avaient peut-être rendu service, si la connexion continuait de s’établir aussi bien entre eux. Peut-être la jeune femme serait-elle alors moins dure envers elles. Le serveur arriva finalement prendre les commandes des deux aventuriers de la Saint-Valentin. Reyansh choisit le menu mystère et Joséphine, le menu végétarien. Le serveur repartit, les laissant, à nouveau, plongés dans le noir et le silence. Le jeune homme rebondit sur le choix de sa partenaire de la soirée. « De toute façon, “menu végétarien”, c’est assez vague, c’est presque autant mystérieux que le mien. » Excepté que Reyansh pourrait bien tomber sur des viandes peu communes ou des fruits de mer qu’il n’avait jamais eu la chance de goûter encore.

M'ouvrir à cet inconnu était évidemment le but de cette soirée. Seulement, je n'étais pas prête à le faire pleinement. Je marquais donc un temps d'arrêt dans notre conversation pourtant dynamique jusqu'alors. Je n'avais pas envie de parler de mon triste passé ce soir. Je mis quelques secondes à réfléchir pour trouver une réponse honnête tout en restant cordial. Je lâchai donc d'une voix moins assurée :  

"- La vie m'en empêche."

Un nouveau blanc s'installa entre nous ponctuer par mon tapotement de pied sur le sol parqué. Mon talon gauche faisait un bruit monotone et je posais une main sur mon genou pour l'arrêter. C'était un réflexe nerveux assez inutile alors que je ne me sentais pas en insécurité dans la situation actuelle mais parler de mon passé me rendait toujours nerveuse, même à la simple évocation. Je fermais les yeux, assez inutilement certes, et pris une inspiration avant de revenir dans le moment présent et reprendre notre conversation plus légèrement :

"- Je n'ai jamais visité l'Inde. Du moins, je n'en ai pas encore eu l'occasion mais ce pays a l'air magnifique sur le peu que j'en ai vu sur les photos et vidéos. Mais ce n'est pas la porte à côté pour voir sa famille. La distance n'est-elle pas trop compliqué à gérer pour vous ?"

J'étais bien placée pour savoir que la distance n'était pas toujours facile à vivre avec sa famille. Néanmoins, j'avais la chance d'avoir mes parents à proximité en Australie et ils avaient été très présents ces dernières années, toujours derrière moi à me soutenir. Sans eux, j'aurai vraiment été très seule. D'ailleurs, c'était ma mère qui m'a donné cette envie de devenir végétarienne. Elle qui m'a parlé des animaux très tôt, qui m'a laissé le choix de mon alimentation dès l'adolescence. Je lui en étais reconnaissante aujourd'hui.

"- Tant qu'il n'y a pas d'animal mort dans mon assiette, je veux bien un peu de mystère aussi. J'aurai bien pris un petit verre de vin aussi, il me semble avoir senti une bouteille. Voyons voir ce que c'est."

A l'aveugle, évidemment, je tâtonnais la table à la recherche de la fameuse bouteille. Je n'étais pas une grande friande de l'alcool, en raison de mon passé avec, mais je savais que ça pourrait me détendre un peu et apprécier d'autant plus la soirée. Du bout des doigts, je sentis la fameuse bouteille et essayais de me saisir d'un verre sans le casser ce qui relevait probablement du miracle avec moi. Je finis par y arriver et verser un peu du nectar avant de le sentir. Pas d'odeur, pas de tanin, je lâchai un petit rire.

"- C'est de l'eau. Dommage."

Le silence s’était installé à la suite de la question de Reyansh à propos des raisons qui empêchaient Joséphine de retourner régulièrement en Pologne. Il sentit l’hésitation, bien palpable, de sa partenaire étrangère de la soirée. Il n’avait pas voulu la mettre mal à l’aise, clairement il sentait que ce sujet était épineux pour elle. C’est pourquoi, par respect pour elle, il ne questionna pas davantage lorsqu’elle lui répondit finalement que la vie l’en empêchait. Le ton de sa voix, la façon de le dire, les mots choisis, tout ça vira un peu le coeur de Reyansh à l’envers. Il ne la connaissait pas mais ça ne l’empêcha pas de ressentir énormément de compassion vis-à-vis d’elle. « J’en suis navré. » Conclut-il, sa voix couvrant le bruit du tapotement de pied de Joséphine sur le plancher de l’igloo. De son côté, Reyansh n’avait aucun mal à parler de l’Inde, rien ne l’empêchait d’y retourner, d’ailleurs il le faisait au moins une fois par année, parfois deux quand la vie lui lui permettait. C’était peut-être injuste pour Joséphine d’en parler aussi ouvertement, de la facilité qu’il avait à retourner “chez lui”. Mais la conversation reprit, au moins, dissipant le malaise. « C’est un magnifique pays. Il y a beaucoup de préjugés par rapport au tourisme en Inde, par exemple par rapport à la surpopulation, à la pollution, … Mais c’est surtout un endroit méconnu. En tout cas, personnellement, je vous encourage à aller le découvrir de vos propres yeux. » Il sourit, dans le noir toujours. Ce n’aurait pas été naturel pour lui d’éviter toute réaction non-verbale, juste parce que c’était inutile. Il était d’un naturel expressif, Reyansh. « C’est environ treize heures de vol pour s’y rendre alors, c’est sûr qu’un aller-retour ça bouffe déjà une bonne partie de mes journées de congé. » Admit-il dans un rire. « Mais je suis mon propre patron alors j’arrive à m’arranger, comme je peux. Pour le reste du temps, par chance FaceTime existe. » Et heureusement pour ses parents, qui faisaient des appels vocaux et vidéos avec lui à chaque fois qu’ils avaient un mini-truc à lui dire. Un filet de lumière apparut, mais à peine, à travers l’igloo. Pas assez pour que Reyansh puisse voir son interlocutrice face à lui. Le serveur venait prendre leur commande, et quitta aussitôt la place, leur redonnant leur intimité. « Là, vous parlez. Je ne suis jamais contre un bon vin. » Ce n’était pas pour rien qu’il tenait une librairie qui servait en même temps de bar à vin. Un concept original qu’on retrouvait dans certaines grandes villes, mais il était le seul à Bowen. Malheureusement, il s’agissait d’eau. « Ah … Mais vous venez de me mettre cette idée dans la tête, et quand j’en ai une, idée dans la tête … difficile de décrocher. » Il rit. Ce n’était pas le cas pour tout, Reyansh n’était pas non plus un entêté. Mais il sentait que ce verre de vin pourrait être bien dans les circonstances. Il la sentait tendue, un peu nerveuse, Joséphine, et puisque c’était elle qui en avait parlé la première … « Attendez. » Il se leva de sa chaise et essaya de se rendre à l’endroit où il avait vu un peu de lumière, tout à l’heure, quand le serveur était rentré. Il trouva rapidement la poignée de porte. « Je vais aller demander. Ne trichez pas, surtout. » Parce qu’il allait sortir dans la lumière, elle pourrait tourner la tête et tenter de deviner ses traits. Il rit, avant de s’éclipser à l’extérieur de l’igloo, les yeux éclatés par la lumière bien trop vive après avoir passé vingt bonnes minutes dans une noirceur totale. Il repéra le bar du restaurant et commanda une bouteille de vin rouge qu’il servait dans sa librairie, il le connaissait donc très bien et le trouvait excellent. Il ramena la bouteille et deux coupes de vin avec lui, retournant dans l’igloo qu’il venait de quitter. Il y en avait neuf autres et Reyansh sourit en s’imaginant tous les autres duos qui se découvraient eux aussi, en ce moment-même. L’Indien se retrouva de nouveau dans le noir. « Ça fait vraiment bizarre de passer d’un extrême à un autre. J’ai l’impression que c’est encore plus noir maintenant. Il ne faudrait pas que je me prenne les pieds à quelque part, j’ai notre bouteille de vin dans les mains … » Comme ça, il la prévenant que sa mission était accomplie.

Je ne rebondis pas sur le "j'en suis navré" de l'homme en face de moi. Au contraire, j'appréciais qu'il ne creuse pas le sujet ce qui m'étais déjà arrivé lors de rendez-vous précédent. A la place, je l'écoutais parler d'un sujet plus léger et qui m'intéressait beaucoup également, celui de son pays natal. On sentait qu'il l'aimait au vu de la passion qu'il mettait dans la conversation. Je ne pouvais m'empêcher de sourire en l'écoutant bien qu'il ne pouvait le voir.

"- Je prends bonne note de vos recommandations et l'Inde pourrait être une de mes proches destinations de vacances"

Je profitais que Reyansh me parle de l'Inde pour rebondir sur son travail. Etre son propre patron pouvait être compliqué, j'étais bien placée pour le savoir. Je venais d'évoquer des vacances alors que je savais pertinemment que je ne les prendrai pas tout de suite. Si mon ancien mari s'était plongé dans la boisson après le décès de notre fille, je m'étais plongée à corps et âme dans mon travail. Malheureusement, je n'ai pas changé cette habitude. Je vis, dors et respire pour mon travail. Etre son propre patron peut donc être à double tranchant, j'en avais bien conscience. Je questionnais donc un petit peu l'inconnu pour en savoir un peu plus sur sa vision des choses concernant le travail.

"- Votre propre patron ? Vous faites quoi de beau dans la vie ?"

La curiosité me piquait, je ne pouvais le nier. Pourtant, cette soirée à l'aveugle avait un petit goût de drôle et d'intriguant. Au moment où Reyansh ouvrit la porte, j'aurais évidemment pu détourner la tête et profiter d'un rayon de lumière pour le découvrir physiquement. Néanmoins, je ne l'ai pas fait. Non, à la place, j'ai détourné la tête et j'en ai profité pour analyser l'environnement. Je ne souhaitais pas paraître trop gauche et je notais mentalement l'emplacement des chaises, de la table ou encore des verres. Je vis évidemment la couleur du liquide que je prenais quelques secondes plus tôt pour du vin. Reyansh ne mit que quelques minutes à choisir du vin et revenir avec, je notai mentalement qu'il devait probablement s'y connaître. Mes connaissances en œnologie se résumait à boire du vin et à l'apprécier pour son goût fruitier. Cependant, je me plaisais à mettre un certain temps à le choisir, à les déguster. J'étais un cauchemar pour les serveurs la plupart du temps car j'avais besoin de beaucoup de conseils. J'appréciais donc que Reyansh ait pris l'initiative de le choisir et émit un petit rire en entendant ce qu'il disait :

"- Ce serait un sacrilège de le perdre effectivement. Au pire, on aurait encore de l'eau."

C’était mission réussie pour Reyansh, s’il n’avait ne serait-ce que semé la petite graine dans l’esprit de Joséphine, quant à un éventuel voyage en Inde. Il trouvait que son pays natal avait tant à offrir, en termes de nature comme de culture. L’architecture pouvait également être impressionnante et dépaysante. La gastronomie aussi - rien à voir avec les restaurants “indiens” des pays occidentaux. Ah, plus il en parlait, plus ça lui manquait ! « Si c’est le cas et que vous avez besoin de recommandations, selon la région, je pourrai vous aider aussi. » Il sourit. Peut-être que Joséphine était le genre de voyageuse à ne rien planifier, à se laisser porter par la découverte du pays au rythme de ses journées là-bas, sans trop se soucier des disponibilités d’hôtels et des trajets de train. Il respecterait cela aussi, Reyansh. C’était une belle manière de voyager. Joséphine le questionna ensuite sur son travail, lui qui avait laissé filer l’indice qu’il était son propre patron. Il sourit, toujours plongé dans le noir. « Je suis propriétaire d’une librairie au centre-ville. Une librairie-bar à vin, en fait. Un concept que j’ai vu dans d’autres villes et que j’ai voulu ramener à Bowen. Elle s’appelle Beyond Words & Wine, si vous passez devant un jour, n’hésitez pas à venir me saluer, boire un verre et lire un livre. » Ou juste l’un des trois, ou tout ça à la fois. Reyansh ne parla pas de son côté artiste, pour le moment ce n’était pas de ça qu’il vivait, pas vraiment, même s’il arrivait à vendre de ses oeuvres de temps en temps, on ne pouvait pas dire qu’il pourrait en faire son revenu principal anytime soon. « Et vous, qu’est-ce qui vous passionne ? » Rebondit l’Indien, curieux d’apprendre à son tour ce qui occupait les journées de Joséphine. Il n’avait pas spécifiquement parlé de travail, il voulait aussi connaître ses intérêts, ses hobbies. Il revenait à la jeune femme de lui dévoiler ce qu’elle désirait. Un instant plus tard, Reyansh s’était levé pour aller leur acheter une bouteille de vin, puisque sur leur table il n’y avait que de l’eau. Il revint avec la bouteille de Shiraz dans les mains et réussit, en blaguant là-dessus en même temps, à ne pas la casser par terre en se prenant les pieds à quelque part. « Oui, on aurait encore de l’eau … Mais j’aime beaucoup mon accord vin et mets. J’en ai pris un qui conviendra pour votre plat végétarien. Pour le mien … ce sera une surprise ! » C’était l’inconvénient de ne pas savoir ce qu’il consommerait.

Comme je venais de lui dire, je prenais bonnes notes de ces recommandations. Je n'ai jamais vraiment pris le temps de faire de grands voyages. Non par question financière mais plutôt de temps. Après mes études d'avocat, mon père m'a légué ces parts dans son cabinet et a pris sa retraite. J'ai donc enchaîné sur ce plan de ma vie. Pourtant, j'avais bien envie de prendre un peu de bon temps, de découvrir ce vaste monde qui semble si beau. L'Inde venait de prendre une place prioritaire dans la liste des pays à découvrir. Je ne manquerais évidemment pas de poser des questions à Reyansh si jamais j'en avais besoin pour organiser ce voyage.

Je l'écoutais ensuite parler de son travail et je trouvais ça passionnant. La lecture a toujours été une grande passion dans ma vie en attestent les nombreux livres chez moi. Il n'y a plus assez de places dans les bibliothèques alors j'enchaine les piles de livres un peu partout. A titre d'exemple, ma table de chevet est une pile de mes livres préférés. Je suis donc ravie de partager cette passion avec mon interlocuteur. De plus, vous rajoutez du vin à la lecture et voilà deux activités intéressantes. Je lui fis donc savoir :

"- Ce concept est absolument génial. Siroter un petit verre de vin tout en lisant un livre, c'est la définition parfaite d'une soirée chill réussie selon moi ! Je passerais avec grand plaisir. J'adore découvrir de nouvelles boutiques et me perdre dans les rayonnages des livres. "

Reyansh m'interrogea ensuite sur mes passions. A vrai dire, en dehors de mon travail, je ne m'adonne pas à beaucoup d'activités. Mes seules après-midi de libres, je les passe à des réunions d'aide pour les personnes ayant vécu un deuil ou un traumatisme difficile à traverser. Ce n'est pas franchement quelque chose que j'avais envie de partager actuellement avec Reyansh. Je préférai rester sur de la légèreté. Je choisis donc de lui parler un peu de mon métier, au moins, j'étais dans un sujet que je maitrisais. Je pouvais d'ailleurs en parler pendant des heures ce qui était souvent soporifique pour la personne en face de moi. Je choisis donc de faire court pour aujourd'hui.

"- A vrai dire, je n'ai pas beaucoup de passion, en dehors d'un peu de lecture quand j'ai le temps. Je suis passionnée par mon travail bien qu'il ne soit pas franchement aussi intéressant que le votre. Je suis avocate en l'occurrence et je me suis spécialisée en droit pénal. Alors, niveau fun, on peut repasser mais j'adore ce que je fais."

Alors que Reyansh me parlait du vin qu'il avait choisi, je notai l'attention qu'il avait porté à mon égard. Choisir un vin pour mon repas était très serviable alors qu'il n'était pas sûr qu'il s'accorderait avec le sien. Je souriais à cette attention et me rendis compte que c'était assez bête puisque j'étais la seule à savoir que je souriais dans cette obscurité. Afin de déguster ce vin, je tâtonnais doucement sur la table pour essayer de prendre mon verre sans pour autant le casser. Une fois la chose faite, je lâchai un petit rire :

"- Servir du vin dans le noir ne va pas être chose facile. Je peux vous laisser faire ? Je risque d'être bien gauche. Et puis, c'est vous le connaisseur. Merci pour ce choix d'ailleurs."