Quelques mots sur un piano [ft. CJ]

Ta tournée était finie, tu allais pouvoir repasser par le bureau pour ranger ta tenue de facteur et reprendre ton bon vieux short et ton t-shirt avant d'avoir une après-midi entière à passer devant toi. Et tu ne savais pas ce que tu allais faire. Ta tournée allait bientôt avoir lieu et tu allais devoir quitter la ville, tu l'avais dit à Nev, tu l'avais dit à Annushka, à qui tu avais demandé de t'accompagner parce que c'était aussi une des professeurs et qu'elle méritait sa place dans le voyage. Mais plus ça approchait et plus ça t'angoissait. Tu avais l'impression de ne pas pouvoir le faire. Ton attention fut attirée ailleurs. Par un homme qui jouait du piano. Depuis qu'il avait été installé, tu réalisais que beaucoup de monde aimait venir sur la place pour laisser aller leurs doigts sur les touches. Et à chaque fois, tu t'arrêtais, pour écouter, pour reconnaître, mais surtout pour apprécier. Tu t'approchais doucement de l'homme, les paroles de la mélodie venait s'écraser sur tes lèvres. Il la jouait avec une douceur qui était agréable, qui laissait le temps de vraiment dire chaque syllabe et d'en savourer chaque instant. « Hallelujah... » Tu l'avais chanté avec une voix grave. Tu n'aurais jamais la voix de Jeff Buckley mais ça t'était bien égal. Avoir sa voix n'était pas le plus important, au contraire. Sans t'en rendre compte, tu te tenais tout juste derrière le jeune homme. Repassant un court moment la fin de la chanson dans ton esprit. Il y avait quelque chose qui clochait. « Il y avait un accord qui n'était pas tout à fait juste mais ça doit venir du piano je pense. » C'était plus pour toi-même que pour lui, mais tu n'avais pas pu t'empêcher de le penser à voix haute, comme si c'était vraiment quelque chose d'important.

Tu avais attiré le regard du jeune homme à toi, il s'était retourné pour te jeter un coup d'oeil, sûrement intrigué par ce que tu venais de dire. « Je ne crois pas. » A vrai dire tu n'étais pas tant intéressé par la politique local. Il y avait eu des demandes de la part de la ville pour installer quelques pianos, ce n'était pas les meilleurs modèles au monde mais ça résisterait au vent et aux petites intempéries quelques années. Après est-ce que quelqu'un venait l'entretenir c'était une autre question. Sans plus attendre tu te glissais sur le banc à côté de l'inconnu pour jouer quelques notes. « C'est le piano. » Ou alors vous étiez deux a mal jouer un accord à peine si difficile, mais ça te semblait difficilement croyable. Mais pas impossible. « Je ne saurais dire si je suis confirmé mais on va dire que j'ai une bonne oreille, ça oui ! » Tu ne savais pas ce que tu valais vraiment en tant que pianiste, tu n'avais jamais fait le conservatoire, tu avais appris sur le tas avec ta sœur et ta mère. Tu ne savais jamais comment les appeler maintenant. Mais tu chassais cette idée avant qu'elle ne vienne te zapper le moral. « Et vous, êtes-vous un professionnel ? » demandais-tu avec un grand sourire avant de te tourner dans sa direction, pour communiquer cela semblait quand même plus efficace. « CJ Valentine, ravi. » Tu attrapais la main qu'il te rendait pour la serrer avec force mais tout en délicatesse. Tu étais toujours aussi peu doué pour une poignée de main.

Son regard s'était un peu perdu au loin, comme pensif sur ce que tu venais de lui dire. Peut-être que tu pourrais le faire toi, mettre un peu d'huile de coude et ré-accorder la fameuse note en question mais si tu te pointais avec du matériel, ne te considérera-t-on pas comme un vandale plutôt que comme un bon samaritain qui veut juste permettre à l'instrument d'avoir l'entretien nécessaire ? Tu n'en étais pas certain et tu ne savais pas si tu voulais prendre le risque de le découvrir. Expliquer à un policier que la note sonne fausse et que c'est capital de changer ça, ça restait quelque chose d'assez flou pour toi. Finalement, tu étais allé sur autre chose, tu lui avais dit que tu ne te considérais pas comme un prodige du piano, trop modeste pour penser que tu étais un vrai petit génie. Tu étais curieux de savoir si lui était un grand professionnel, si lui avait grandi dans ce milieu là et qu'il avait fait de son amour du piano, une passion, un moyen de vivre sa vie, comme Daemon. Tu respectais beaucoup son travail et c'était un meilleur pianiste que toi, tu n'hésitais pas à le dire. Mais ce n'était pas son cas, dans une autre vie, avait-il dit. Ce qui piquait ta curiosité au vif, vu ce que tu avais pu entendre juste avant. « Trop compliqué dans cette vie là ? » avais-tu demandé simplement. C'était peut-être trop personnel et tu pourrais te faire refouler pour avoir oser demander, mais sa façon de jouer était si fluide, si agréable, que tu avais juste envie de comprendre. « Je crois qu'il n'a pas tort. » Tu repensais à ta mère, qui t'aidait à jouer du piano et parfois ne réalisait pas qu'elle s'était trompée dans son accord, jouant une note trop basse ou parfois trop haute pour la mélodie choisie. Toi, tu avais l'impression que ça déchirait ton tympan et que ça coupait net toute la mélodie, mais elle, elle continuait de jouer, comme si de rien n'était. Et c'était le cas, elle ne le savait pas jusqu'à ce que tu lui dises. « J'ai beaucoup joué étant petit et j'ai arrête pendant un long moment. Et aujourd'hui je bosse avec une troupe de théâtre amateur ! » Tu n'allais pas non plus rentrer dans les détails, tu brossais juste un rapide portrait de ton parcours. Sans mentionner aussi que tu pouvais accompagner la troupe de ballet de la ville.

Une formalité ? Tu te demandais bien pourquoi si c'était une simple formalité, il n'avait pas su la passer. Il l'expliquait juste à la suite. Un souci familial. La famille, c'était toujours compliqué, ça s’immisçait partout et pouvait empêcher une tonne de projets. La tienne t'avait poussé à fuir le domicile familial pour ne plus jamais à avoir à subir leurs mensonges. Celle de Naxa la poussait à avoir une fausse identité pour ne pas salir le nom familial, parce qu'elle refusait de se pliait aux exigences de sa famille, à cause du nom de noble qu'elle portait. Alors la famille, tu connaissais assez bien le genre de catastrophe que ça pouvait causer. « Je comprends. » Tu affichais mollement un petit sourire sur ton visage. Tes mains sur tes cuisses, tu déviais lentement le regard vers les touches. Tu avais envie de jouer, de laisser tes doigts glisser d'une note à l'autre afin de créer une douce mélodie. Mais tu étais en pleine conversation avec un jeune homme aussi doué que toi et ce serait mal venu. « C'est un très beau projet oui ! » Mais ce n'était pas ton rêve. C'était un passe-temps. Un qui te permettait de jouer du piano, de composer des mélodies. Ce qui te transportait, c'était la danse. Depuis que tu avais repris la danse classique, tu te sentais comblé. Comme si ta vie avait enfin un sens maintenant. C'était l'effet Bowen. Avec Nevaeh, avec Lou, avec Théia, avec Sara et aussi Tamsin. Tu relevais le regard vers lui. « Mais dans ce cas, prenez ce conseil pour vous et vivez vos rêves. Je crois qu'il n'est jamais trop tard pour commencer à les réaliser. » Tu lui offrais un grand sourire sincère.  

Ta remarque semblait le rendre nerveux. Ce n'était jamais agréable de se prendre en pleine face les propres mots qu'on a prononcé quelques instants auparavant. Pour le coup, ce n'était pas très élégant de ta part mais tu ne l'avais pas vu d'un mauvais oeil, tu voulais juste comprendre un peu plus le jeune homme à côté de toi. « La motivation est importante, c'est vrai. » Et tu le savais. C'était une relation étroite et compliquée. On ne savait jamais quand on l'avait mais on savait très bien quand on ne l'avait pas. « J'ai vécu la vie au jour le jour. » Tu étais parti au beau milieu de la nuit, quittant ta famille à qui tu en voulais de t'avoir caché la vérité pendant aussi longtemps. Tu avais à peine vingt-et-un ans. Tu avais dépensé quasiment toutes tes économies pour prendre le premier aller simple qui t’emmènerais loin d'eux. Loin de chez toi. Tu avais trouvé un petit emploi misérable, tu avais un logement assez crasseux. Mais tu apprenais autre chose, tu découvrais une nouvelle culture, un nouveau langage et tu t'acclimatais rapidement. Ce qui t'avait poussé à partir une nouvelle fois, à visiter autre chose, bougeant quasiment tous les six mois jusqu'à ton retour à Bowen. « Je crois que ça va un temps, il y a un moment dans la vie où on a besoin de se chercher, de se retrouver, de prendre le large. » Pour toi, c'était un peu les trois à la fois. Tu avais besoin de t'enfuir, de chercher à comprendre ce que cela voulait vraiment dire pour toi, ce qui allait se passer pour toi à partir de maintenant. Et d'accepter, de réaliser ce que tu valais, ce que tu aimais mais sans pour autant savoir ce que tu allais faire de ta vie une fois de retour dans la ville qui t'accueillait les vacances. « Mais maintenant que je me suis posé, que je me projette dans l'avenir, j'imagine difficilement tout plaquer et reprendre ma vie d'avant. » Tu étais heureux. Tu avais une relation avec la femme que tu aimais, celle qui te passionnait depuis des années, qui te tourmentait lors de froides nuits d'hiver. La mariage approcherait bientôt, même si la vie de couple actuelle était assez compliquée.

« J’en serais ravi, oui ! » Tu affichais un grand sourire à ces mots, tu aimerais bien le voir jouer dans une salle close, tous les sièges pris. Tu pourrais fermer les yeux et te rappeler de ce jour, de ce moment où tu avais fait sa connaissance. Deux inconnus, sur un piano mal accordé. Cela pourrait écrire le début d'une grande histoire d'amitié loufoque mais c'était sûrement encore trop prématuré pour pouvoir le dire. Il fallait du temps. D'ailleurs, il voulait savoir comment tu en étais arrivé là.  « Pour être tout à fait franc, il m’a fallu du temps. » Tu ne savais pas même pas par où commencer. Tu étais à Bowen depuis quasiment deux ans, il s'était passé pas mal de choses mais tu essayais de reprendre au tout début. « Quand je suis arrivé à Bowen, je n’avais ni la danse, ni le piano. Je n’avais pratiqué ni l’un, ni l’autre depuis huit ans. Et je suis tombé sur ce piano, j’ai renoué avec pas mal de mon entourages lorsque je venais enfant. Je me suis mis à jouer dans les bars la nuit, lorsque je ne trouvais pas le sommeil. » Ton amour pour le piano était revenu dans cette ville. Tu te souvenais d'un soir où tu avais retrouvé Lou, où vous aviez joué votre chanson, celle composé à deux. Le soir aussi où tu avais appris que tu étais papa. Tu n'étais toujours pas allé voir ce petit bout, il le faudrait un jour mais tu ne savais pas quand. « Avec ça, j’ai pu trouvé une place dans le ballet, je jouais quelques notes, ça m’a permis de rencontrer une jeune femme, qui ne pouvait pas danser. La faire valser, l’entraîner avec moi, en sachant qu’au moindre faux pas, je pouvais la blesser, c’était assez étrange. J’ai ressenti ce que je n’avais pas ressenti depuis des années. De la joie. » Tu avais fait deux grandes rencontres depuis ton retour dans cette ville. Ce n'était pas vrai, tu avais retrouvé pas mal de gens, découverts de nouveaux, mais il y avait vraiment deux rencontres qui ont marqué ta vie, qui t'ont permis de te relancer et de renouer avec ce que tu aimes. Tu ne serais jamais assez reconnaissant envers ces deux femmes. « Et dans le bar, un autre soir, j’ai rencontré Tamsin, qui m’a proposé de rejoindre sa troupe de théâtre amateur. En l’espace de quelques semaines, j’ai eu l’impression de revivre. » C'était peut-être un peu cliché, mais tu avais vraiment eu le sentiment de renouer avec toi-même.