Sara & Antoine

Il était dix huit heures, Sara avait terminé sa journée depuis quelques heures déjà, elle était rentré chez elle un instant mais l’idée même de se plonger dans la réflexion sur son prochain cours l’ennuyait. Cela faisait quelques semaines que la jeune institutrice avait récupéré son travail et ça n’avait pas été simple, un long parcours du combattant pour prouver que malgré son accident, malgré l’année entière sans enseigner et tous les traumatismes subits, elle était tout de même capable d’animer une classe. Son job lui manquait terriblement, elle adorait les enfants, elle adorait le contact qu’elle avait avec eux, elle était douée pour ça. Pourtant une fois qu’elle avait enfin récupéré son dû, fait connaissance avec sa nouvelle classe pleine de gamins d’à peine cinq ou six ans tous plus craquants les uns que les autres, elle avait montré quelques signes de démotivation, elle manquait cruellement de concentration et cette idée la travaillait énormément. Alors elle avait rangé son carnet de notes, avait attrapé son téléphone et décidé d’accepter l’invitation d’une amie à venir prendre un verre avec elle. Elle était montée dans sa chambre et avait passé une tenue agréable et jolie, histoire de se sentir belle. Depuis le crash, depuis qu’elle avait passé un an seule sans personne et à son retour perdu l’amour de Jamie, malgré son idylle galopante et grisante avec Woody, elle avait cruellement besoin de se sentir regardée, aimée.

Elle s’était rendue dans ce bar qu’elle avait bien connu par le passé et s’était installé un peu au centre de la salle pour que son amie puisse la voir lorsqu’elle arriverait. Les minutes s’étaient étirées jusqu’à ce qu’on vienne l’aborder, ça n’était pas la tête blonde avec les grands cheveux longs qu’elle attendait. Mais plutôt un homme avec un sourire charmeur et des yeux pétillants d’espièglerie. Il se présenta et affirma qu’elle l’attendait. Il ne manquait pas d’air celui-ci. C’était une façon bien étrange d’aborder une inconnue. Mais il avait cet accent, européen de toute évidence, totalement adorable bien que peu prononcé et puis elle se sentait d’humeur joueuse. “Enchantée Antoine, je vous offre un verre ?” Elle ne prit pas la peine de se présenter. Jamais elle n’avait fait ça avant, jamais elle n’offrait à un inconnu de s'asseoir à sa table et de partager un verre, à croire que cet accident l’avait totalement changée.

C’était une scène bien étrange qui se déroulait à présent dans ce bar, deux inconnus qui s’installent à la même table, qui se jaugent visiblement, Sara n’était absolument pas coutumière de ce genre de choses, pourtant elle faisait tout pour paraître à son aise. Après tout, plein de femmes faisaient ce genre de choses, se laissaient aborder par de parfaits étrangers, jouant avec le feu, attendant d’être charmées, transportées. Elle n’était pas comme ça et même si elle laissait le grand brun s’asseoir à ses côtés et la détailler de la tête aux pieds, elle gardait l’esprit clair, sa vie était déjà suffisamment compliquée comme ça. Et puis niveau coeur tout allait bien, merci, elle s’en sortait plutôt pas mal avec ses amours adolescents dans les bras de Woody. Alors vous allez vous demander ce qui poussait une jeune femme pourtant heureuse en amour à accepter de se laisser aborder par un autre homme… la curiosité sûrement ! Elle savait que ça n’irait pas plus loin qu’une conversation autour d’un verre, quelques flatteries éventuellement, il était charmant, elle avait de quoi être tentée de jouer avec le feu, mais il semblait étranger, sûrement de passage à Bowen, elle ne le reverrait jamais. Et si c’était le contraire, peut-être avait-elle droit ce soir à une belle rencontre, à une surprise, un homme qui puisse être intéressant, une nouvelle connaissance. Elle en manquait cruellement, ici à Bowen elle connaissait tout le monde, de près ou de loin, l'inconvénient de n’avoir jamais quitté sa ville de naissance, les regards des autres, ceux qui savaient pour le crash d’avion, pratiquement toute la ville, qui l’avaient cru morte, qui avaient vu une pierre tombale à son nom dans le cimetière, ces gens qui avaient l’oeil compatissant ou trop bienveillant, malsain, étouffant. Elle avait besoin d’air frais, de personnes qui ne savent rien d’elle, qui ne la jugent pas.

Cet Antoine arrivait donc à point nommé et en plus il insistait pour lui offrir ce verre… vu la situation… elle ne comprit pas vraiment cette phrase, de la galanterie, le fait qu’il s’imposait à sa table ? Elle l’ignorait mais ne releva pas, se contentant d’un sourire en coin. La serveuse arriva, lui commanda un scotch, typique… et s’amusa à la sonder pour commander à sa place… une vodka pomme. Choix original, elle ne buvait que très rarement de la vodka, elle trouvant cet alcool trop fort, préférant un verre de bon vin ou un Martini, mais pourquoi pas, c’était la soirée de toutes les surprises, autant continuer sur la lancer. “Vous semblez sur de vous !” Elle hocha la tête à l’attention de la serveuse pour valider le choix d’Antoine puis, une fois qu’elle fut parti, se retourna vers lui. “Alors vous faites ça souvent ?” La question était assez ouverte, le ça pouvant indiquer plein de choses, elle parlait bien entendu d’aborder des inconnues dans un bar...

Allez comprendre pourquoi, un léger malaise commençait à s’emparer de notre brune au fur et à mesure qu’elle parlait avec Antoine. Elle l’observait, il semblait à son aise, sur de lui, comme s’il faisait ce genre de chose régulièrement, ce devait être naturel pour lui d’aborder des inconnues dans des bars. Et avouons que tout le monde connait de prêt ou de loin au moins une personne capable de ce genre de chose, c’était relativement courant, pourtant elle sentait qu’il y avait quelque chose d’autre, de plus que la drague d’une étrangère, dans sa démarche. Elle ne laissa pourtant rien transparaitre de son trouble, continuant à parler, naturelle. Elle hocha la tête en haussant un sourcil lorsque le brun lui dit que ça faisait partie du job… soit, chacun son point de vu ! Et lorsqu’il se confia vaguement sur son mode de vie et surtout le fait qu’il en ait changé depuis peu, Sara fut surprise, elle ne put s’empêcher de prendre le jeune homme pour quelqu’un de fraîchement séparé ou divorcé, qui s’était surement fait larguer d’ailleurs, et qui se vengeait en sautant sur tout ce qui bougeait. Voilà peut-être d’où venait le malaise, peut-être était-ce simplement parce que dans sa démarche rien n’était naturel, il réapprenait la chasse, ou peut-être d’ailleurs n’avait-il jamais fait cela avant son arrivée à Bowen. Dans l’esprit de la brune, beaucoup de possibilités de scénarios, il était en ébullition, mais elle était de plus en plus curieuse d’en apprendre plus sur lui. « Oh, je vois… et que faisiez-vous avant ? C’est toujours difficile de se décider à changer de vie, c’est… courageux de votre part. » Elle lui adressa un petit sourire même si dans le fond il n’y avait rien de courageux au fait de piocher au hasard des femmes dans un bar… quoi que, il était peut-être un ancien grand timide !

« Non, pas vraiment, c’est pour ainsi dire la première fois que ça m’arrive. Je suis quelqu’un d’assez… classique habituellement. Mais certains évènements vous font parfois prendre des mesures surprenantes. » Elle était songeuse, jamais avant elle se serait laissée aborder de la sorte, trop réservée, trop fermée à l’inconnu, elle restait toujours dans son petit monde avec sa petite cour qui gravitait autour d’elle, des connaissances de toujours, Jamie son mari était un ami d’enfance. Mais le crash, son année de solitude, les bouleversements de son retour à Bowen, autant de choses qui avaient fait basculer la balance et qui l’obligeaient à s’ouvrir à de nouvelles expériences, pour se créer de nouveaux repères, pour vivre à fond, parce que la vie ne tenait qu’à un fil.
« Qu’est-ce que vous êtes venu chercher à Bowen ? Du travail ? »