said i'm fine, said i moved on (effy)

Et j'suis à toi. Non mais c'était à croire qu'il le faisait exprès. Sa situation sentimentale n'aurait pas été aussi chaotique en ce moment, et si elle ne s'était pas un jour avoué qu'elle avait éperdument besoin de Milo dans sa vie, si cette même personne ne venait d'ailleurs pas de réduire à néant tous ses languissements optimistes vers le bonheur, alors il ne lui en aurait pas fallu plus pour irrévocablement sombrer dans les mots que Levi venait de prononcer. Seulement, à cette seconde de leurs vies, les étoiles étaient loin d'être alignées. Note, l'avaient-elles déjà vraiment été ? Ils avaient eu droit à leurs débuts désordonnés et cuisants eux aussi, à l'époque. Si Effy avait décidé de ne garder que le bon de leur passion partagée, il était difficile d'effacer de sa mémoire le bref triangle amoureux formé avec Levi et Ally, la chute vertigineuse et cruelle quand elle les avait surpris ensemble. C'était le même cynisme envers la vie qui l'avait reprise sous sa tutelle alors, que celui qui la bouffait maintenant, après avoir appris que Milo s'était tourné vers une autre, même rien qu'un instant. À nouveau, ces similitudes créaient un agaçant malaise en elle. Elle avait aussi fui Levi au début, comme elle l'avait fait avec son ami le plus proche, pour exactement la même raison : cette angoisse de les empoisonner, de les briser. Avant d'abandonner cette bataille. C'était à croire qu'elle répétait inlassablement les mêmes erreurs. Elle avait cru faire les choses différemment avec Milo, mais peut-être qu'elle s'était plantée comme une merde, en fait. Peut-être qu'elle les avait vraiment abîmés, ces âmes jumelles mises sur son chemin impitoyable, de cette façon sinueuse et manipulatrice qui était la sienne sans même qu'elle n'en ait conscience. Non. Elle refusait de laisser ses pensées torturées l'emmener par là, pas ce soir, pas maintenant. Une nouvelle gorgée de rhum, pour effacer ce cheminement malsain. Se perdre dans le regard si déroutant mais ô combien attirant de Levi. Comme un phare dans la nuit, une bouée de sauvetage. Non, les étoiles n'avaient jamais réellement été alignées pour eux, même lorsqu'ils avaient tout tenté pour accorder leurs réalités en Angleterre, à Londres, puis entre Londres et Bristol. Mais l'Anglais, elle n'avait plus peur de l'abîmer, désormais. Ils avaient traversé trop de choses ensemble, trop d'anges et de démons, pour qu'elle le voit encore de cette façon. Il connaissait chaque part d'elle, chaque cellule de noirceur qui la constituait, et les avait toutes embrassées. Et c'était réciproque. Et ces faits n'étaient même pas à mettre au passé. Parce qu'en se noyant dans ces yeux d'un bleu profond, Effy sentait bien que c'était encore vrai aujourd'hui. Elle déglutit difficilement, sa gorge et sa cage thoracique se serrant à nouveau. Putain, elle aurait été prête à s'abandonner à lui dans la minute même de ces retrouvailles, à se fondre dans cette illusion réconfortante, si le timing avait été différent et pas aussi fucked up. Et surtout, si l'image de Milo ne lui revenait pas sans cesse en tête, comme une boucle infernale. Alors que le barman s'affairait, presque empressé, à fermer le bar, Eff' le suivait du regard, sa main toujours collée à son verre. Elle esquissa un discret sourire amusé quand il lui assura qu'il n'était pas devenu psychopathe, ce juste après avoir verrouillé la porte. « J'ai p'têtre pas envie d'avoir le choix. » rétorqua sarcastiquement la brunette, avec ce sourire félin et énigmatique qui la caractérisait. Merde, Eff', faut vraiment arrêter de boire. Le pire, c'était qu'il y avait un fond de vérité dans ce qu'elle disait, une envie de ne pas avoir d'autre choix que d'être bloquée avec Levi, comme une justification à sa présence. Même si elle se doutait qu'il n'avait pas viré séquestreur, techniquement, elle n'en savait rien. Elle ne savait plus rien de lui, ni lui d'elle. De comment elle avait tourné en rentrant à Bowen. D'à qu'elle point elle avait replongé, ou plutôt plongé tout court, en ligne droite vers le fond. Quelque part, elle avait cette sensation de le rencontrer à nouveau pour la première fois. « Alors là, je crois pas qu'une nuit nous suffira. » répliqua-t-elle, sans prendre garde à ces mots ambigus qui sortaient naturellement. « Mais ne nous emportons pas. » compléta-t-elle tout de même, avec ce sourire en coin caractéristique. Mesurée, prudente, malgré les émotions qui la ballottaient dans tous les sens depuis qu'elle avait entendu cette voix, sa voix, tout à l'heure. Cette fois, ils étaient seuls dans le bar, et il n'y avait plus de raison pour que Levi se réfugie derrière la barrière du comptoir. Cette proximité, Effy la sentait vibrer dans tous son corps, et elle en était enivrée autant qu'elle en avait peur. Elle termina le deuxième verre de rhum.

Peut-être qu’en effet, il était préférable de leur imposer un choix, parce-que Levi savait intimement qu’il aurait pu rester une éternité, juste comme ça, devant elle, à sonder son regard, à en discerner les non-dits, et à les lui rendre. Entre eux, il n’y avait jamais eu besoin de mots, souvent plus futiles qu’autre chose quand on connaissait la force qui émanait de leurs regards. Alors oui, il n’avait pas forcément envie qu’elle ait le choix ce soir, l’idée de la voir couper court à ce semblant de conversation le faisant paniquer. Parce-qu’il ne savait pas de quoi serait fait l’après, ce qu’il signifierait pour eux, si les années se chargeraient encore de les éloigner, comme depuis Londres. Il s’en souvenait encore, de ce départ sans doute forcé, imposé par les aléas de leurs quotidiens qui n’arrivaient plus à s’aligner, ni même à s’accorder. Il se rappelait parfaitement Levi, de la douleur qui s’était inscrite dans sa poitrine au moment de leurs adieux, de son cœur qui avait saigné encore et encore, jusqu’à en perdre sa fonction première, pour que l’hémorragie ne vienne enfin s’auto-maîtriser avec le temps. Soudainement, il avait cette douloureuse impression qu’Effy aurait pu faire sauter chacun de ces points de suture de fortune, sa présence ravivant des émotions qu’il n’avait plus ressenties depuis trop longtemps. C’était aussi enivrant que terrifiant, que de se rendre compte que les années n’avaient servi que d’effet tampon sur ses maux, sur ses regrets, et que se révélaient encore des écorchures à vif, bien plus profondes qu’il ne l’aurait admis. A peine eut-il compris qu’Effy n’avait pas l’intention de partir qu’il s’affaira à fermer le bar, prenant de toute évidence moins de temps qu’à l’habitude, le besoin de se retrouver seul avec elle activant chacun de ses mouvements, comme une motivation supplémentaire. Ce moment, il l’avait sans doute rêvé des dizaines de fois, lui qui avait mis un temps fou avant de ne plus la voir apparaître dés qu’il fermait les yeux, lorsqu’il s’était rendu compte qu’elle n’était plus devenue qu’un souvenir. « M’oblige pas à te le retirer. » Avança-t-il d’un ton espiègle en rejoignant la brune au comptoir, effaçant les quelques mètres qui s’étaient dessinés entre eux, jusqu’à ce qu’il ne parvienne à sa hauteur. A cette distance, alors qu’il n’était plus question d’une quelconque séparation physique entre eux, Levi pouvait presque percevoir la chaleur de son corps, luttant intérieurement pour ne pas franchir certaines limites, dont celles de ne pas effleurer sa peau que la sienne se mettait à réclamer. « Je ne pense pas non plus… » Souffla-t-il, presque trop précipitamment, soutenant son regard alors qu’un nouveau frisson lui traversa l’échine, lui qui gérait mal cette proximité qui commençait à lui donner le tournis. « Au pire… tu sauras où me trouver maintenant. » Renchérit-il, avec un haussement bref d’épaules, ouvrant volontairement la porte à d’autres soirées clandestines où ils pourraient se retrouver, quand bien même cette idée n’en restait pas moins dangereuse. Il tendit le bras pour se saisir d’un verre, y faisant couler la liqueur ambrée, en profitant pour remplir le verre d’Effy au passage. « Finalement, tu l’auras eu ta troisième tournée. » Remarqua-t-il avec un air joueur, Levi prenant place sur un tabouret, le corps tourné vers celui d’Effy, lui qui n’aurait loupé aucune occasion pour la détailler du regard.

Il était maintenant tout proche. Plus d'obstacle entre eux, pas matériel, en tout cas. Car dans l'univers de la pensée, il y avait une série d'entraves qui les empêchait de faire un quelconque pas de plus. Effy se sentait tiraillée, de toutes parts. Et si elle essayait de prolonger sa noyade dans l'alcool, elle savait que cette méthode ne serait guère fructueuse sur le long terme. La fébrilité agitait les parcelles de son corps à chaque mot de l'Anglais, et elle ne devait sa façade relativement décontractée qu'au verre qu'elle avait dans les mains, tout en sachant qu'elle devrait bientôt l'abandonner, si elle ne voulait pas totalement perdre pied. Ça, et une volonté avisée de se maîtriser qui lui venait d'on ne sait trop où. Mais à chaque minute qui s'égrenait aussi délicieusement que dramatiquement, la belle brune avait peur du prochain pas. Incapable de prédire ce qui allait se passer, si sa prudence parviendrait à tenir face à la tempête d'émotions que lui imposait Levi. Ses yeux, son regard intense, son corps proche, son visage teinté d'un doux mélange de nostalgie et de complicité. Damn it. Ils étaient là à se dévisager, alors que la pièce semblait lentement se vider de son oxygène, à mesure qu'ils voulaient aller chercher cet air vital l'un chez l'autre. Effy se faisait violence pour ne pas se laisser happer par ce tourbillon aussi dangereux que tentateur. Elle sondait le regard de celui qu'elle pensait voir rester un souvenir. Cette étincelle d'appréhension, cet esprit de fine malice les connectant comme s'ils s'étaient quittés hier. Et à la fois, un monde inconnu qui les séparait désormais. Comme ils semblaient le penser tous les deux, ce n'était pas une nuit qui effacerait le fossé qui s'était creusé entre leurs univers au fil du temps. Et pourtant, d'un autre côté, la jeune fille avait l'impression qu'un monde connu uniquement d'eux deux était là pour les réunir. « J'espère que vous avez un défibrillateur dans le coin, parce que je suis pas sûre de tenir le coup si t'es là à chaque fois que je passe la porte du Wojna's. » Voilà, c'était dit, sur un ton imperturbable. C'était sorti au grand air et l'Anglaise en fut la première étonnée, réalisant qu'elle venait de jeter sur la table sans aucune mesure, à quel point elle était bouleversée. À quel point elle peinait à concevoir qu'il soit à nouveau dans sa vie. À quel point elle ne parvenait pas à démêler ses sentiments mitigés. « Oui, mais je te laisse prendre la relève. » reprit-elle en tentant de reprendre contenance, désignant le verre que Levi s'était servi. « Je deviens déjà trop téméraire. » confessa-t-elle, reprenant toutefois une gorgée de ce verre qu'elle avançait être le dernier. Jusqu'ici, son imprudence ne touchait que ses mots, mais elle était tout sauf certaine que ça s'arrêterait là.

Même si c’était déjà le cas avant que le bar ne se vide mais qu’il ne l’admettait pas totalement, Levi avait désormais la possibilité de lui accorder toute son attention, sans se préoccuper de l’environnement extérieur, sans même avoir à la lâcher du regard. Sa présence ici lui paraissait encore irréelle, comme un mirage d’une douceur infinie mais pourtant inattendu auquel il faisait face, le cœur battant à lui en rompre les côtes. Il s’efforçait de ne pas tanguer, même si l’air était devenu difficilement respirable maintenant qu’il avait réduit presque à néant les mètres qui les avaient tenu à distance. Levi, il était toujours dans l’incapacité d’expliquer comment il tenait encore debout, comment il parvenait à soutenir son regard qui, à lui seul, faisait vibrer chaque cellule qui le constituait. Ça en devenait déroutant, cet effet qu’elle avait sur lui en tout temps, même après des années où leurs regards s’étaient perdus, où leurs corps ne s’étaient plus touchés. C’était sûrement ce qu’il appréhendait le plus, d’avoir à émettre le moindre contact physique avec elle, quelqu’en soit la raison, lui qui était bien placé pour savoir combien il était horriblement difficile de s’en détacher. Le cœur à la dérive face à cet ouragan de sentiments, il s’installa à quelques centimètres à peine d’elle, conscient qu’il se devait de profiter de chaque seconde en sachant que leur temps était compté. Mais il savait aussi qu’à chacun de ses mots, il prenait le risque de sombrer un peu plus, de ressentir à chaque fois un peu plus -trop- fort, comme à cet instant précis où Effy reprit la parole pour le déstabiliser davantage, comme si les cellules de son myocarde ne s’entrechoquaient déjà pas assez. « Il y en a même deux. Une chance pour moi aussi. » Finit-il par répondre, sur ce même ton aussi impartial, profitant de ces quelques secondes pour détourner son attention d’elle, le temps pour lui de leur servir un verre de rhum, comme un échappatoire pour ne pas perdre totalement ses moyens. « J’ai pas l’intention d’en abuser, c’est pas le soir pour faire des conneries. » Répondit-il, lui qui restait évasif sur la véritable signification de ces conneries qu’il venait d’évoquer. Sans doute craignait-il de perdre le moindre filtre, de sombrer dans cette tentation qui l’appelait à chaque fois que ses yeux croisaient les siens et surtout, il avait peur que son esprit ne finisse par oublier cette nuit, ces échanges de regard, trop embrumé par les effluves alcoolisées. « J’te laisserai pas errer dans Bowen toute seule, si ça peut te rassurer. » FInit-il par lui avouer, laissant pour la première fois depuis longtemps cet instinct protecteur reprendre le dessus, comme toujours lorsqu’il avait été question d’Effy. « Puis être téméraire, ça nous correspond bien à nous deux. » Souffla-t-il, osant ce nous que son cœur eut du mal à gérer, comme un écho à ce risque qu’ils étaient justement en train de prendre ce soir, tous les deux assis l’un à côté de l’autre, à quelques centimètres à peine, au beau milieu de la nuit dans un bar aux verrous scellés.

Si elle semblait audacieusement effacer les filtres qui cadenassaient leurs mots, bien que déjà peu précautionneux jusqu'ici, son interlocuteur fut prompt à suivre lui aussi cette voie. Il lui tira même un sourire amusé, et quelque part assez innocent, en mentionnant qu'il y avait deux outils prêts à faire repartir leur cœur au besoin. Sourire s'élargissant dans la dérision quand il précisa que ce n'était pas le moment de faire des conneries. Effy ne pouvait qu'acquiescer à cela, parce qu'elle ne prévoyait aucunement se laisser sombrer à cette douce euphorie illusoire qui aurait pu les envelopper un moment. Seulement, entre ce qu'elle prévoyait et la réalité... Rien ne garantissait qu'elle garderait la tête froide, celle-ci déjà assez embrouillée par les événements, jusqu'au bout de leur rencontre. « Je trinque à ça. » répliqua-t-elle en reprenant une gorgée de son verre, qu'elle buvait avec parcimonie, décidée à en profiter puisqu'elle s'était promis que ce serait le dernier. Autant le faire durer. Elle y garda les yeux rivés quelques secondes, comme si elle y cherchait des réponses, des indications, une marche à suivre. Et surtout et avant tout, parce que depuis que le jeune homme était assis face à elle, sans rien entre eux pour les séparer, elle avait bien plus de mal à soutenir son regard. Parce que cette peur de ce qui pouvait arriver, ce qui pouvait l'engloutir, accélérait son pouls et lui proposait des rythmes erratiques. « Tu n'as jamais été du genre à me laisser faire ça, non. » répondit-elle d'un ton faussement détaché, un brin espiègle, alors qu'elle se remémorait le nombre incalculable de fois où Levi lui avait tendu la main, pour la suivre dans la fraîcheur nocturne. Pour rester auprès d'elle, toujours. Pour lui procurer cette sensation que jamais elle ne serait abandonnée. Et même si ce soir, ils n'en étaient pas là, elle ne pouvait s'empêcher de ressentir très exactement la même chose, la présence du barman comme une garantie qu'elle ne serait pas laissée derrière. « Mais c'est pas errer seule dans Bowen qui me fait peur. » ajouta-t-elle néanmoins, comme une précision importante. En effet, se balader comme un chat de gouttière éhonté dans une Bowen calme et endormie ne l'avait jamais effrayée. Au contraire. Mais la solitude pouvait prendre de nombreuses formes. Elle releva ses yeux d'un bleu pénétrant vers Levi. Une nouvelle touche de mélancolie venait se mélanger à l'azur qui caractérisait ses iris. Si les mots du garçon sur leur témérité partagée venaient lui tirer un léger sourire, ses traits ne perdaient pas pour autant la couleur de tout ce qu'elle ne disait pas. « Pourquoi t'es revenu ? » demanda-t-elle de but en blanc, presque dans un murmure, sondant son regard. Ses doigts jouaient toujours nerveusement avec son verre, posé sur le comptoir. Alors que la main de Levi se trouvait exactement au même endroit, juste en face, à quelques centimètres. Elle mourrait d'envie d'y toucher, comme un enfant fasciné par une flamme, habité par cette curiosité d'en connaître la consistance même s'il savait qu'il allait s'y brûler.

Leurs langues semblaient se délier, peu à peu, se risquant à quelques répliques, certaines plus osées que d’autres, sans même en mesurer les conséquences. Levi, il avait de toute façon bien vite compris qu’il ne pourrait jamais rien cacher à Effy, quand bien même il le voudrait, elle qui avait toujours eu un accès libre à ce que son âme pouvait cacher. Pour autant, sa raison se chargeait de lui rappeler qu’il ne serait certainement pas judicieux de laisser l’alcool s’ajouter à ses pensées déjà en vrac, eux qui avaient au moins besoin de ce semblant de retenue pour continuer d’alimenter leurs poumons de cet air déjà lourd en souvenirs. Et en même temps, la tentation d’aller à chaque fois un peu plus loin, de laisser échapper le mot de trop semblait titiller son âme, juste pour pouvoir observer ses réactions, juste pour avoir la confirmation qu’il la chamboulait autant qu’elle le chamboulait. Dans un silence qui ne les avait jamais gênés, Levi observait le verre de la brune, évaluant le niveau de liqueur qu’il lui restait, comme pour jauger le temps qu’ils auraient avant de disparaître chacun de leur côté. Il redoutait d’avance d’avoir à la regarder se fondre dans la nuit noire, parce-qu’il savait désormais qu’il passerait du temps à fixer la porte du bar lorsqu’il serait en service, à espérer sa venue, à espérer partager une nuit de plus. « Faut croire que le naturel revient vite au galop. » Parce-que ça avait toujours été instinctif pour Levi, presque viscéral, d’être celui qui l’accompagnait lors des nuits les plus sombres, lors de leurs virées sous le clair de lune, où leurs mains avaient pris l’habitude de ne jamais se quitter. Lors de ces nuits-là, ils étaient seuls contre le monde, seuls mais ensemble. Il avait hoché la tête à ses mots, bien placé pour savoir qu’en effet, Effy n’avait jamais eu peur de cette solitude dans le calme de Bowen. « Je le sais bien. » Répondit-il simplement, d’une voix teintée de cette nostalgie encore palpable, parce-que même si leur relation remontait à des années-lumière, Levi pouvait encore se souvenir de tout ce qui l’avait lié à elle, jusqu’au moindre détail. Et alors qu’il commençait sérieusement à se perdre dans la profondeur étourdissante de ses yeux, sa question, qui aurait de toute évidence fini par tomber, le ramena instantanément sur la terre ferme, lui assénant un coup invisible dans les côtes. « Parce-qu’elle était pas à Londres ma place. Elle l’a jamais été. » Souffla-t-il finalement, ses yeux se détournant à son tour vers son breuvage qu’il tenait en main alors que l’écho de ses regrets s’était invité dans son intonation. « J’pensais bien faire les choses… et finalement, ça s’est avéré être la pire idée du siècle. » Avoua-t-il, reprenant une gorgée de rhum pour se donner une contenance, pour balayer ce goût d’échec qu’il avait en bouche à chaque fois qu’il repensait à ce départ qui avait précipité sa chute. Effy avait évidemment eu écho de sa situation familiale lors de leur retour à Londres, de la perte de sa mère et de la relation tendue qu’il entretenait avec son père. Ce qu’elle ignorait, néanmoins, c’était la manière dont s’était terminée cette histoire, du chaos dans lequel il avait été embarqué au prix de sa vie. « Si c’était à refaire, j’serais resté à Bowen. Avec toi. » Lâcha-t-il, se ruant la seconde d’après sur son verre qu’il vida d’une gorgée, la douleur de cette vérité expiée résonnant dans son être entier.

À nouveau, ce sourire malicieux, touché d'une pointe de mystère, prenait la place de son expression d'apparence réservée. Oui, ce naturel était présent, et ils devaient même lutter contre. Il aurait été trop simple que de croire que rien n'avait bougé, que la Terre avait cessé de tourner durant ces années sans se voir, sans ne plus avoir un mot l'un de l'autre. Mais ce n'était pas le cas. Des tas de choses s'étaient produites, des histoires plus sombres l'une que l'autre. Et si Effy avait envie de se laisser aller à la croyance qu'ils connaissaient toujours chaque travers de l'autre, c'était faux. Ça la percutait, ça lui roulait dessus comme un camion lancé à pleine vitesse, sans freins. Levi n'était même pas au courant pour Milo, que ce soit leurs derniers déboires ou même qu'ils avaient fini par s'accorder sur les sentiments qu'ils ressentaient l'un pour l'autre. Il ne savait pas non plus que c'était sa deuxième tentative de suicide qui avait abouti là-dessus, dans le fond. Même si leur relation semblait inévitable, ou l'avait semblé. Il ne savait pas que lorsqu'elle était revenue à Bowen, avec le maigre espoir qu'elle y trouverait quelque chose, n'importe quoi, elle avait finalement passé des mois à s'empoisonner de toutes les substances possibles, tout en vendant les pans de son corps au plus offrant. Non, même pas au plus offrant, juste à qui en voudrait bien, parce qu'elle elle n'en avait rien à foutre. Il ne savait pas tout le chemin parcouru depuis. Il ne savait pas les ténèbres actuels qui menaçaient de l'engloutir à nouveau. Ce boulet qu'elle traînait une fois de plus à la cheville, qui semblait finalement faire partie de son existence, jusqu'au bout. Tout ça, le garçon n'en savait rien. De la même façon, Effy n'avait aucune idée de toutes les décisions prises par Levi. De tout ce qu'il avait affronté, enduré, jusqu'à exploser. Cette vérité la frappa si fort qu'elle en eut presque la nausée, comme si leur bulle aussi intimiste que mensongère lui éclatait à la gueule. Elle ferma les yeux un bref instant. Pour les rouvrir quand les mots de Levi la ramenèrent à ce fantasme de leur moment privilégié à deux. Ce moment où la vie ne les auraient pas un peu plus abîmés. Mais ça ne dura pas. La question franchit ses lèvres comme pour les ancrer tous les deux dans le monde réel. Et il lui répondit, d'une façon qui entama encore un peu plus le cœur d'Effy, qui se sentait projetée dans quelques limbes de son esprit. Même sans explications concrètes, elle pouvait ressentir ce qu'il disait tout comme ce qu'il ne disait pas, et avait la sensation de comprendre ces mots pudiques comme si elle avait été dans sa tête, s'exposer à ses images passées. Mais les dernières paroles du brun la secouèrent à la façon d'un tsunami. Elle aurait d'ailleurs juré avoir sursauté, bien que son corps, embrumé d'alcool et d'herbe magique, lui jouait des tours. Son regard céruléen braqué sur lui, elle sentit une boule se former dans sa gorge, se serrer de plus en plus. Papillonna rapidement des paupières pour chasser la moindre faiblesse. Elle se retrouvait propulsée dans un univers qui n'existait pas, et n'existerait jamais. Celui de choix différents. Celui des et si. Cette fois, sa main rejoignit celle de Levi. Tremblante et pourtant vive. Et son corps en fut si secoué qu'elle crut un instant mourir. Ça faisait plus de trois ans qu'elle n'avait plus connu le contact de sa peau.

Revivre les choix du passé était certainement le pire des supplices pour Levi, celui qui lui rappelait les erreurs qu’il avait enchaînées et les pertes qu’elles avaient engendrées. En miettes. Voilà à quoi avait été réduite son existence, au néant le plus complet, là où il n’aurait suffi que la main d’Effy pour le rassurer, pour l’aider à respirer. Mais même elle, il avait réussi à la perdre. Alors il avait erré, traînant une carcasse sans vie au cœur de laquelle se trouvait une âme qui ne rêvait plus, empoisonnée par les désillusions et les déceptions à répétition. Elle avait été là, sa véritable descente aux enfers. Loin de Bowen, loin d’Effy, loin des rêves de liberté qui s’étaient autrefois dessinés dans son esprit. Ce soir, cette réalité était d’autant plus difficile à accepter, surtout quand son cœur lui rappelait inlassablement l’importance de ce qu’il avait foutu en l’air. Ce lien qui aurait peut-être pu fleurir davantage, qui aurait du continuer son éclosion. Ce qu’il lui restait au final, c’était cet arrière-goût amer, d’imaginer ce à quoi aurait pu ressembler sa vie s’il n’était pas rentré. S’ils étaient restés. Si ses mots n’avaient pas décrit en détail tout son cheminement de pensées, sa manière de se tenir, son ton soudainement plus bas et cette lueur plus terne qui avait traversé ses iris s’étaient chargés de faire comprendre à Effy la portée de sa peine, les maux qui s’étaient logés dans la profondeur de son être et qui ne l’avaient plus jamais quitté depuis. Il avait juste appris à vivre avec, à les rendre supportables, mais il ne suffisait que d’un souvenir ramené trop longuement à la surface pour faire tanguer cet équilibre bien plus précaire qu’il n’y paraissait. Ses yeux s’étaient détournés, incapable d’accrocher les siens maintenant qu’il venait de lui souffler cette vérité trop longtemps enfouie, celle qui le faisait sérieusement vriller. Et alors qu’il avait manqué une énième fois de s’écrouler, Effy le rattrapa de justesse, le contact inattendu de sa main contre la sienne le rendant certainement encore plus fébrile, mais aussi plus vivant que jamais. Il entendait son pouls battre jusque dans ses tempes, résonnant dans chaque cellule de son corps et celles de son cœur, elle qui, sans le savoir, venait de réveiller un ouragan d’émotions toutes aussi bouleversantes les unes que les autres. Ses yeux ne purent s’empêcher de vriller vers cette vision de leurs mains réunies, comme un mirage qu’il avait tant de fois imaginé, au point où il en avait le cœur brisé. Et dans un élan presque hésitant, Levi laissa sa main quitter son verre, puis pivota sa paume vers celle de la brune, ses doigts s’écartant pour y faire lentement glisser les siens. Voilà ce qu’il avait désiré faire depuis la seconde où elle était entrée dans ce bar. « Effy… » Souffla-t-il, troublé par l’effet que lui procurait encore la simple prononciation de son prénom. Il releva enfin les yeux vers elle, le regard éternellement tourmenté par la clarté du sien. « J’suis désolé… » Parvint-il à dire, après une apnée dont il n’avait pas vu la fin.

Son nom, prononcé du bout des lèvres de celui qu'elle avait aimé jusqu'à s'y perdre, lui donna l'impression que ses poumons se vidaient de tout leur oxygène, en une seule fois. Et que le néant les entourait soudainement de ses bras. Une poche sous vide pour les envelopper, aspirant tout l'air disponible. Une balle courbe dans l'espace-temps. Pourtant, la brune ne cillait pas. Initier ce contact et le maintenir, sous cette avalanche de conséquences émotionnelles, relevait de l'exploit. Mais chaque moment passé défilait dans sa tête, derrière la fenêtre de ses yeux azur touchés d'émotion. Comme une vidéo en accéléré. Elle serra les doigts de Levi entre les siens. Elle chassait des fantômes qu'elle croyait appartenir au passé, mais il fallait se rendre à l'évidence, peu importe à quel point ils tentaient de répudier cette vérité : tout ce qui s'était un jour joué entre eux, et joué d'eux, se répercutait encore maintenant en écho dans leurs âmes. C'était paralysant de peur. Tout comme la main d'Effy, parfaitement incapable de se retirer maintenant qu'elle avait construit un pont physique entre eux. Comme un animal qui joue au mort pour sa survie, elle n'était plus capable de mouvoir un muscle, pétrifiée par ces vagues d'émotions qui envoyaient valser ses pensées dans tous les sens. Et puis, il s'excusa. Effy ferma les yeux, comme si une sentence venait de lui tomber dessus. De leur tomber dessus. Parce qu'en prononçant ces mots, qui trouvèrent leur confirmation dans la larme qui cascada le long de la joue de la brune, Levi venait de démontrer ce qu'ils savaient depuis le début : ils étaient bien dans la merde. « Don't be. » répondit-elle, les paupières toujours closes, dans un souffle à peine audible, une fois que ses voies respiratoires semblèrent prêtes à retrouver leur fonction principale – respirer, pas avoir le souffle coupé. Elle rouvrit les yeux, la violence de la collision entre l'azur et l'iceberg provoquant probablement l'ouverture d'une nouvelle galaxie quelque part. Il ne devait pas être désolé. Et c'était presque une supplique. Parce que vu où ils en étaient rendus actuellement, entre ces regards perdus, ces cœurs battants et ces confessions en désordre, tout indiquait qu'ils ne franchissaient là que la première étape d'une route plus difficile encore. Celle d'un amour forcément toujours présent, mais irrémédiablement destiné à se dessécher. Car aucun d'eux n'était en position de l'abreuver.

Désolé. Evidemment qu’il ne pouvait que l’être. Et évidemment que c’était la première sensation qui le percutait de plein fouet quand il la détaillait, quand il accrochait le seul regard auquel le sien n’aurait jamais dû se détourner quelques années plus tôt. L’impression d’avoir gâché la seule étape qu’il considérait comme réussie dans sa maigre existence, d’avoir abandonné le navire beaucoup trop tôt au risque de leurs vies, voilà exactement ce qui le traversaient quand Levi songeait à Effy. Observer leurs mains entrelacées ce soir, comme au premier jour, comme lorsqu’ils avaient compris que leurs destins s’étaient liés, pour une raison qu’ils avaient d’ailleurs toujours ignorée, ne le rendait qu’encore plus fébrile. Et cette larme qui dévala sur la joue d’Effy lui porta le coup de grâce, celui dont il n’aurait jamais pu se protéger, comme l’effet d’un poignard qu’on enfonçait dans sa cage thoracique avec une lenteur sadique. Alors oui, il était désolé et Effy n’avait certainement pas idée de combien tout ça n’était qu’un euphémisme à côté de la peine qui déferlait dans son être entier, le bouffant jusqu’à la moelle. Son regard, qui traduisait tout ce qu'il n'osait pas expier avec des mots, restait planté dans le sien, sa main toujours fermement liée à la sienne, lui qui redoutait déjà le vide qu’il ressentirait quand leurs paumes se détacheraient. « J’veux pas que tu partes. » Lâcha-t-il, dans un souffle, continuant d’abreuver ce massacre dont il était le seul responsable, lui qui avait pu apercevoir son verre vide du coin de l’œil bien que toute son attention n’était happée que par le bleu de ses iris. La raison l’avait à présent quitté, ne restant d’elle même pas une simple trace, comme s'il était tout bonnement incapable de refouler ses vérités quand la seule qui était vouée à les entendre se trouvait face à lui. Pourtant, subsistait cette voix, plus interne, plus profonde, celle qui lui criait de ne pas s’accrocher de cette façon au passé, de ne pas devenir cet obstacle de plus dans la vie de l’anglaise. C’était cette même voix qu’il tentait de repousser, aussi violemment qu’il le pouvait, parce-qu’il savait Levi, qu’une fois qu’il l’écouterait, il n’y aurait plus de retour en arrière possible.

Elle le suppliait presque du regard, pourtant elle savait très bien qu'il ne pouvait rien faire pour l'aider, pour lutter contre ce qui se dessinait en eux chaque fois que leurs êtres se trouvaient dans le même espace. Elle non plus, elle ne voyait aucune sortie de secours à ces sensations mêlées de sentiments indescriptibles, qui l'effleuraient pour ensuite la retenir prisonnière. Ils étaient pris dans le même déchirement sans fin. La tentation de s'abandonner à ce qui les appelait, et d'autre part, la peur de ce qui en résulterait inévitablement. La fuite semblait être la meilleure des options, ceci dit, c'était surtout l'option favorite d'Effy en toutes situations. Se retourner, partir comme s'il allait être possible d'oublier cette rencontre – ce qui était risible comme espérance. Comme si en quittant le bar, en faisant volte-face à ce pan de son histoire, le chamboulement de ses pensées allait cesser, les tiraillements de son âme se résorber comme par magie. Tout ça pour un retour à une peine, certes un peu moins complexe qu'avec Levi projeté au milieu du jeu de quilles, mais toujours atroce. C'était pourtant l'option qui lui paraissait la plus viable, à première vue. Mais elle aurait été idiote d'y croire plus de quelques secondes. Parce que tourner le dos au brun, elle ne pouvait pas. C'était au-delà de ses forces, sans aucune rationalité. Sa main toujours accrochée à la sienne, sa présence dans ce bar étonnamment silencieux maintenant que le monde autour d'eux s'était endormi, tant de preuves qu'elle était incapable de renoncer à ce qu'il réveillait en elle. Pourtant, ils ne pouvaient pas rester comme ça. Il fallait qu'elle lui dise. Il fallait qu'il sache, à quel point il était dangereux de l'aborder en ce moment, parce qu'elle n'était qu'un radeau de fortune à la dérive. Encore plus dangereuse que d'ordinaire, avec ses plaies ouvertes, louve blessée sur le qui-vive. Il fallait qu'il sache, qu'elle désirait juste oublier son existence dans ses bras, qu'une part d'elle aurait donné n'importe quoi pour se fondre dans l'abri sûr et connu que son âme représentait pour elle, mais qu'elle n'y parviendrait pas. Le monde qu'elle partageait avec Milo et qui s'écroulait désormais autour d'elle, était depuis longtemps trop vivant et ancré dans sa peau que pour s'effacer aussi simplement. Même face à la météorite que représentait le retour de l'Anglais. Et au-delà de cette conviction presque insoutenable pour son palpitant, il y avait encore autre chose. C'était qu'elle ne voulait même pas que Levi se voit attribuer ce rôle de réconfort illusoire, d'anti-douleur temporaire. N'importe qui, mais pas lui. Il représentait bien trop, il affolait bien trop fort son cœur dans sa poitrine et ce même après bientôt quatre ans, que pour qu'elle ose tenter de délaver sa peine sur lui. Il était autre chose qu'une pilule d'ecsta pour la nuit. Bien, bien plus, contrairement à ce qu'elle aurait cru après tout ce temps. Et à la fois, elle ne pouvait pas dire qu'elle était étonnée. Elle avait envie de lui crier tout ça Effy, de tout déballer, tellement ça lui serrait les entrailles et embrouillait toujours plus sa tête, lourde de délibérations. Mais elle n'y arrivait pas. Restant dans ce presque mutisme qu'on lui connaissait, gardant le supplice de ses réflexions pour elle. « J'ai pas envie de partir non plus. » répondit-elle, le ton d'un calme presque désinvolte, Effy tout craché, mais le tressaillement dans sa voix se dévoilait à qui était capable de l'entendre. « So... What now ? » demanda-t-elle après un silence, observant une seconde son verre vide, puis ses genoux, puis ce regard abyssal. Un mince sourire en coin, ironiquement enjoué. Et puis elle rit. Un rire impromptu, nerveux et touché d'un désespoir mélancolique. Parce qu'ils étaient dans de beaux draps. Oui, comme elle l'avait pensé plus tôt, les étoiles n'étaient jamais alignées, pas dans le bon ordre au bon moment. La vie faisait en sorte que leurs chemins se chevauchent toujours, d'une façon ou d'une autre, mais elle devait bien savoir, cette vie, que son œuvre ressemblait à un Pollock. C'était beau, c'était puissant, mais fondamentalement, ça ressemblait à rien. Un enchevêtrement chaotique de lignes toujours plus folles et insensées. Et qu'est-ce qu'ils allaient bien pouvoir foutre avec ça, hein ? À part contempler misérablement ce tableau.

Ils avaient été embarqués dans cet infernal tourbillon au moment même où leurs regards s’étaient accrochés, celui dans lequel il devenait presque impossible de respirer. Il n’avait suffit que d’une seconde à peine, de quelques mots échangés, simples et pourtant lourds de sens pour que leurs existences ne soient à nouveau bousculées. Levi, il était le premier à se demander à quoi tout cela rimait, pourquoi même après tant d’années, il continuait de l’avoir dans la peau, elle, qu’importe ce qu’il ne fasse, qu’importe le temps écoulé. Il avait conscience que la manière dont il s’accrochait à sa main n’en était qu’une preuve infime, de cette peur qui le rongeait d’être à nouveau seul, loin de cette bulle réconfortante qui les enveloppait presque naturellement à chaque fois qu’ils se retrouvaient à respirer le même air. Tout comme elle, il errait dans le noir le plus complet, sans savoir où le mènerait le pas suivant, lui qui prenait le risque de s’écrouler dans un monde plus sombre encore, où l’incertitude régnait en maître. Il n’avait aucune idée de ce qu’ils deviendraient après ça. Ni même de comment il serait capable de la quitter ce soir, après tout ce qu’ils avaient traversé ensemble, après tout ce qu’il continuait de ressentir. Levi, il avait cette impression de se noyer dans cet océan de doutes, s’accrochant à ces illusions pour survivre. Parce-qu’il voyait bien, que dans le regard d’Effy se tramaient bien d’autres tourments, elle qui semblait mener une lutte intérieure au bout de laquelle il n’y aurait sûrement aucun gagnant. Putain ce qu’il aurait aimé la rassurer, faire taire ses doutes dans l’étau de ses bras, pour que son cœur n’ait plus à jamais à se gorger de cette noirceur environnante qui cherchait à l’engloutir. Il aurait aimé lui dire que tout irait bien, qu’ils s’en sortiraient, comme ils l’avaient toujours fait, ensemble ou non. Pourtant, même lui n’était plus sûr de rien, comme si tout ne tenait plus qu’à un seul fil déjà abîmé par les épreuves de la vie. « J’en sais foutrement rien… » Ne trouva-t-il qu’à dire, sans réponse réelle à lui apporter, eux qui ne pouvaient que constater le chaos dans lequel ils s’étaient regardés s’enfoncer. Sa main libre fit basculer les verres de l’autre côté du comptoir, l’autre refusant encore de se délier de celle d’Effy, comme un naufragé qui s’accrochait à la vie. « Viens, on sort. » Souffla-t-il, pensant trop naïvement que la fraîcheur de la nuit leur apporterait plus de réponses alors qu’en réalité, elle ne ferait qu’aggraver les souvenirs de leurs virées nocturnes. Ils passèrent le seuil de la porte en silence, le vide se chargeant d’envahir son être à la seconde même où sa main lâcha la sienne pour fermer ce rideau de fer qu’il n’avait jamais autant maudit qu’en cet instant précis. Trop instinctivement, il tendit de nouveau la main vers elle, le besoin de son contact lui brûlant la peau, si bien qu’il lui était impossible de le repousser.

Un soupir s'échappa des lèvres pâles de la brune, non en témoin d'une quelconque frustration, mais plutôt pour elle-même, s'aider à détendre ses muscles prêts à se braquer et son palpitant affolé. Impossible de savoir si ça pouvait réellement l'aider à se décontracter, à chasser l'angoisse, c'était plutôt un réflexe, ou même probablement un truc que Jolene lui avait mis dans le crâne. Respirer, cette technique privilégiée et grande favorite de tous les thérapeutes et professionnels du bien-être sur terre. Sauf que dernièrement, Effy, elle n'avait que le souffle coupé. Et elle avait cette main qui tremblait à l'idée de lâcher l'autre. Elle se demanderait sûrement, le lendemain, ce qui avait pris à son corps de réagir avec tant de violence à cette rencontre. Pourquoi chaque cellule de son être s'agitait fébrilement, à ce point. Mais elle était incapable de creuser ces réflexions à l'heure actuelle. Rien que l'idée d'un lendemain la tourmentait, elle se sentait presque menacée par cette réalité qui allait bien finir par les rattraper, malgré leurs tentatives d'étirer la nuit aussi longuement que possible. Parce que Levi jouait très clairement au même jeu d'illusionniste qu'elle. Et elle s'y raccrochait, comme une idiote qui restait sur son radeau dans une mer déchaînée, voué à se fracasser contre les falaises. Elle se raccrochait à cet espoir insensé que tout irait bien s'il était là, tout en sachant pertinemment que c'était faux. Que c'était sans doute même pire. Et pourtant, elle voulait combattre le mal par le mal et s'abandonner un instant à son étreinte rassurante, pour s'effondrer contre lui. Mais ça ne rimait pas à grand chose tout ça, à part embarquer Levi avec elle dans ses tourbillons sombres. Et ce n'était pas – plus – son rôle, à cet homme, de lui faire croire que tout s'arrangerait, de lui promettre un monde qui ne s'ouvrirait jamais totalement à eux. Effy n'avait aucunement l'intention de l'utiliser, de la même façon qu'elle utilisait l'alcool et la drogue comme anti-douleur et distraction de ses tourments. Il n'était pas un puits d'oubli dans lequel elle voulait se jeter. Mais alors, que voulait-elle ? Elle souleva la question pour leur paire d'âmes, et l'Anglais lui répondit ce qui faisait déjà écho dans sa tête. Rien, ils n'en savaient rien, voilà où ça les amenait. Mais tout en ayant imprimé cette information dans leurs regards perdus, Levi entama tout de même un mouvement. Ça n'amadouerait pas ce maelström de fantômes présents et passés qui les secouait, mais ça avait le mérite d'être quelque chose. Et la belle brune se laissa entraîner sans mot dire, délicieusement autant que nerveusement, vers ce chemin nocturne qu'ils avaient déjà parcouru cent fois. Elle se prit même à sourire, son esprit s'imaginant un bref instant soulagé, bien que ce ne serait que de courte durée. Levi ferma la vitrine du Wojna's, et leurs mains se rattrapèrent dès qu'elles en eurent la possibilité. Leurs pas les guidaient déjà sur un sentir oublié mais non méconnu, celui de leurs souvenirs, de ces longues promenades dans la nuit australienne. Les rues de traverse, les chemins discrets de Bowen, qu'ils avaient emprunté des années plus tôt, et qui donnaient soudainement l'impression d'être là pour eux, de s'illuminer de rayons de lune pour les guider, vers des endroits rien qu'à eux, dans leur tête. Effy ne lâchait pas la main de Levi, transportée par cette marche silencieuse, longeant le parc, débouchant sur une avenue large et déserte à cette heure, pour à nouveau s'engouffrer dans les cachettes de la nuit. Se frayant un passage dans la brise, qui agitait les arbres bordant la rue calme. « Levi, je... » commença soudain la brunette, dans un chuchotement, avant de se raviser. Qu'est-ce qu'elle allait lui dire, hein ? Elle s'était arrêtée, se tournant presque brusquement vers le garçon, croisant son regard brillant face aux étoiles allumées. Dans le bleu impénétrable de ses iris, on voyait les litres de détresse qui avaient peur de se déverser et de le noyer. Bloquée, incapable de savoir ce qu'elle cherchait à atteindre, elle finit par se blottir dans ses bras, collant son corps frêle contre le sien, d'un coup, et le serrant contre elle comme s'il allait disparaître dans la minute suivante. L'abandon.

Deux âmes en peine, balayées par l’ouragan de leurs souvenirs communs, aussi puissant que déroutant, voilà où ils en étaient, voilà ce qu’ils restaient d’eux. Levi, il fermait les yeux sur cette réalité qui finirait tôt ou tard par frapper à leur porte, celle qui mettrait fin à cette nuit qui semblait hors du temps et pourtant bien réelle, lui qui s’en assurait en serrant un peu plus sa main. Il était fébrile face à Effy, croulant sous le poids des regrets qu’il avait fini par admettre, à voix haute, pour la première fois. Même si ça n’arrangerait rien, même si ça ne changerait rien à leur réalité, Levi, il avait ressenti ce besoin viscéral de lui dire, convaincu qu’elle aurait fini par le savoir parce-qu’il n’avait jamais été capable de dissimuler la moindre émotion devant Effy. Depuis toujours, elle lisait en lui avec une facilité déconcertante, sondant son âme sans qu’il n’y émette la moindre résistance, la laissant découvrir chaque recoin de son être. Lui non plus, il n’avait aucune réponse à lui apporter, nageant dans cet océan d’incertitudes avec elle, se rattrapant à ce seul contact physique qui s’était imposé entre eux, pour leur permettre au moins de renouer un tant soit peu avec la réalité. Ses pensées se bousculaient, s’entrechoquaient, s’affolaient à la seule idée que le soleil ne se lève, que la nuit qu’ils étaient en train de vivre ne serait pas éternelle et les propulserait dans cette dimension que Levi n’avait aucune envie de rejoindre. Plus maintenant. Il se complaisait dans ses propres illusions, pourtant conscient que la chute n’en serait que plus brutale, et que le vide n’en serait que plus abyssal. Alors, sans trop savoir ce que leurs derniers instants leur réserveraient, Levi l’attira à l’extérieur du Wojna’s, leurs mains se liant à nouveau pour emprunter ce chemin que ses souvenirs n’avaient jamais daigné effacer. Ils avançaient ensemble, les étoiles pour seules témoins de cette virée nocturne, enveloppés dans ce silence qui avait toujours eu quelque chose de rassurant quand ils étaient ensemble, loin du vide angoissant qui résonnait habituellement. Et alors que seuls leurs pas résonnaient à l’unisson, sa voix l’appela, si soudainement qu’il ne put éviter à son cœur de sursauter, craignant silencieusement qu’il ne s’agisse là de leur dernier échange. Le corps tourné vers celui d’Effy, ses yeux questionnant les siens, Levi, il attendait la sentence, suspendu à ses lèvres comme si sa vie en dépendait. La seconde suivante, il perçut sa chaleur percuter la sienne, sans même qu’il ne puisse réaliser immédiatement qu’elle était là, contre lui, dans l’étau de ses bras qui avaient fini par se refermer autour d’elle, dans une étreinte inattendue mais salvatrice. Ses yeux se fermèrent dans cette volonté de sentir ses cellules s’agiter jusque dans les tréfonds de son âme, l’une de ses mains migrant lentement vers sa chevelure pour maintenir son visage contre son torse, juste à l’endroit où son muscle cardiaque se déchaînait. « J’suis là Eff’… » Souffla-t-il, peu à même de savoir si sa présence ne résonnait pas plus comme un cauchemar qu’un rêve à ses yeux. Tout ce qu’elle devait savoir, c’était qu’il était là. Même après toutes ces années de silence, il était là ce soir. Lentement, sa main qui entourait son corps glissa le long de son bras, revenant à son visage qu’il encadra avec délicatesse, le temps de laisser à leurs yeux l’occasion de s’accrocher une énième fois, jusqu’à ce que son front ne vienne finalement s’apposer contre celui de la brune. Il se sentait flancher Levi, bousculé par la chaleur de son souffle qu’il percevait contre son visage, par la proximité de leurs corps qui comblait le vide que lui avait laissé leur séparation, par cette irrémédiable envie de réduire à néant les quelques centimètres que la raison leur imposait.

Mal. Elle avait mal Effy, tellement qu'elle enfonçait ce sentiment le plus loin possible dans son subconscient, parce que le laisser sortir aurait été insoutenable. Elle se berçait de tous les poisons et distractions qu'elle pouvait, mais ce n'était pas une stratégie viable sur le long terme. Elle en avait la boule au ventre, sans compter cette colère sourde qui grondait en elle, ce goût amer qui torpillait sa langue. Mais Effy, elle était passée maître dans l'art de dissimuler tout ce qu'elle ne voulait pas affronter. La souffrance, la peur, la tristesse. Ses idées les plus noires et ses maux les plus sadiques. Mais depuis que Levi avait secoué son cœur ce soir, débarquant dans cette danse fluide où chaque pas esquivait une émotion, infusant ses artères de l'amour qu'ils s'étaient un jour passionnément porté, elle ne parvenait plus à maintenir ses barrières. Elle les avait vu s'ébranler au fil de la soirée, tressailler sous le poids du regard du garçon. Et alors qu'elle tentait encore, tant bien que mal, de tenir chacune de ces émotions rangée dans une boîte hermétique à toute dérive, elle venait désormais d'atteindre le point de rupture. Comme ça, sans prévenir, les briques de protection s'effondraient comme un château de cartes. Dans le silence de la nuit, sans faire de bruit. Mais le regard azur de la brunette le hurlait. Elle qui ne voulait pas, qui s'interdisait formellement de sombrer dans les bras de Levi comme s'il était un baume sur ses plaies à vif, elle ne pouvait plus rien y faire. La force de son mental jetait l'éponge, purement et simplement, et plus rien ne pouvait l'empêcher de taire l'ouragan de tristesse qui la dévastait silencieusement. Et le pire, c'était qu'elle savait que l'Anglais ne pourrait rien y faire. Qu'il ne pouvait absorber toute la douleur qui lancinait dans sa tête. Et elle ne voulait pas qu'il le fasse. Elle ne voulait pas qu'il tienne ce rôle, qu'il la prenne dans ses bras comme un chaton sauvé de la noyade. Clairement, elle se noyait, et elle ne pouvait se noyer en lui. Mais à cette seconde précise, son cœur meurtri prenait toute la place, balayant ses tentatives les plus rationnelles pour maintenir les limites en place. Il avait besoin de cette odeur connue et réconfortante, de cette chaleur retraçant un passé de tendresse. Il avait besoin qu'on le caresse et qu'on le protège, même rien qu'un instant, tout répit de la douleur étant bon à prendre. Et Effy ne contrôlait plus rien, ni son corps ni sa tête, alors qu'elle tombait en lambeaux dans les bras de son amour passé. Parce qu'un autre avait pris sa place, pour laisser son myocarde estropié à ciel ouvert. Et que si l'affection que la jolie brune avait pour Levi n'avait pas de comparaison et était irremplaçable, elle pouvait en revanche souffrir à cause d'un autre, douleur tout autant sans égal. Et cette fois, les vannes s'ouvraient. Par la faute ou grâce à Levi, au choix. Réfugiée contre la poitrine du garçon, sa tête ivre de caresses, les larmes dévalaient ses joues en un flot ininterrompu, alors que des sanglots la secouaient de toute part. Elle ne savait même pas pourquoi elle pleurait. La perte de ce qu'ils avaient eu ensemble, la perte de cette nuit quand le jour la remplacerait, la perte de ce qu'elle avait maintenant avec quelqu'un d'autre, la douleur cuisante de la trahison de Milo, la peur, la peur de cette douleur dans laquelle elle semblait pourtant destinée à se complaire. J'suis là Eff'. Elle aurait voulu lui dire qu'elle était désolée, elle aurait voulu reprendre toutes ses émotions en elle et les lui épargner, mais dans la douceur de ses bras, elle en était incapable. Et alors qu'elle sentait la douceur de ses mains contre ses joues humides, leurs souffles se mêlant de près, faits d'air chaud et d'effluves d'alcool, son front contre le sien, Effy ne s'en abandonnait que plus au flot d'émotions qui fuyait de toutes parts, comme si elle n'était plus qu'un seau percé. Sa peine glissait sur eux en continu.